Les joyaux de la sorcière
venait de s’extraire – sans aucune grâce d’ailleurs ! – de son délicat fauteuil Louis XV pour franchir l’espace séparant sa table de celle des deux hommes. Il arma son visage pour la circonstance d’un sourire pavé de dents… en or bien entendu. Un joyau de l’art dentaire américain mais qui n’arrangeait rien… Il eut une brève inclinaison du buste, puis déclara en italien :
— Il me semblait bien avoir reconnu le grand Boldini et j’avais dans l’idée de l’inviter à ma table mais cet âne bâté de maître d’hôtel a prétendu que vous n’accepteriez pas !
Boldini pris de court ne trouvant rien à répondre ce fut Aldo qui s’en chargea pour lui donner le temps de se remettre.
— Cet âne bâté comme vous dites, outre le fait qu’il est l’un des hommes les plus discrets et les plus courtois que je connaisse, est aussi celui qui sait le mieux son monde ! On dirait que ce n’est pas votre cas ? Remarquez, il avait entièrement raison en disant que votre invitation ne serait pas acceptée.
La verte mise au point n’eut pas l’air de plaire au personnage dont l’œil se fît mauvais. Elle ne l’empêcha cependant pas de tirer à lui un siège pour s’asseoir sans qu’on l’y eût invité.
— Je me demande de quoi vous vous mêlez ? Quoi qu’il en soit je me suis dérangé. Signor Boldini, commença-t-il, aussitôt repris par un Morosini décidé à ne rien lui passer parce que sa tête lui déplaisait de plus en plus.
— On dit Maître ! Ou Maestro si vous préférez !
— Maître si vous y tenez mais maintenant laissez-moi parler ! Je désire donc… Maître, que vous exécutiez le portrait de la jeune personne qui m’accompagne. Elle a je crois ce qu’il faut pour tenter votre pinceau ?
— Certes elle est belle mais…
— Et encore vous n’avez qu’un faible aperçu des charmes que cachent les vêtements de ville. En grand décolleté, elle est sublime ! Des épaules, des seins…
Le peintre l’arrêta d’un geste sec :
— Je n’en doute pas un instant néanmoins vous me permettrez de refuser. Je ne fais plus de portraits !
— Allons bon ! Et pourquoi ?
— Je suis âgé, Monsieur, fit Boldini avec une immense dignité. Mes yeux et mes doigts le sont aussi. Ce qui met fin, je pense, à notre entretien ?
Ricci ne l’entendait pas ainsi. Ce n’était pas un homme facile à décourager.
— Même imparfait, un portrait signé de vous serait le joyau de ma collection ! J’aime prolonger le temps qu’une femme passe auprès de moi en la faisant peindre. Une façon comme une autre de ne pas la quitter vraiment. Et je suis prêt à vous payer très, très cher !
— Un argument sans valeur pour moi. Sans être aussi riche que vous je suis loin d’être à plaindre ! Aussi, afin d’adoucir mon refus, je vous donnerai un conseil : allez donc faire un tour à Montparnasse ! Paris regorge de peintres bourrés de talent ! En allant à la Closerie des Lilas ou à la Coupole vous en rencontrerez au moins une douzaine… À commencer par ce Japonais génial qui s’appelle Foujita…
— Cela ne m’intéresse pas ! coupa brutalement l’Américain. C’est vous ou personne !…
— Ce sera personne ! Je le regrette pour cette jeune dame !
Une lueur mauvaise glissa sous les paupières épaisses de l’homme d’affaires :
— Vous feriez mieux de me dire que vous refusez parce que cette fille n’est ni une duchesse ni une cocotte en vue…
— Ridicule ! Je n’ai pas peint que des grandes dames ou des vedettes. Souffrez à présent que notre discussion s’arrête là ! J’ai définitivement renoncé au portrait… sauf pour les chevaux !
Mais on ne se débarrassait pas facilement d’Aloysius C. Ricci. Vissé à sa chaise et les coudes plantés sur la table il allait argumenter encore quand Aldo décida qu’il était temps d’en finir :
— L’idée ne vous vient pas que vous importunez maître Boldini ? dit-il et sa voix cassante était d’une froideur polaire. Dès l’instant où il articule un refus, il n’y a pas à insister.
— Et si vous la fermiez, vous ? D’abord vous êtes qui ?
— Prince Morosini, de Venise.
L’œil menaçant de l’autre s’arrondit :
— Pas le Morosini des bijoux ?
— Si.
— Oh ! ça change tout et vous m’intéressez beaucoup ! Vous savez ou vous ne savez pas que j’ai décidé, après les femmes, de collectionner des joyaux.
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