Les Lavandières de Brocéliande
ou s’ils demeureront prisonniers des rêves et des cauchemars qui les hantent. La nuit où les spectres sortent de leurs tombes et mènent leur infernale sarabande avec les lutins noirs et les lavandières fantômes.
Le grincement strident d’une brouette bringuebalant sur le chemin empierré déchira le silence. On eût cru entendre la charrette de l’Ankou lorsqu’il s’en va glaner les âmes des défunts. C’était un bruit désagréable et aigre, agaçant l’oreille et mettant les nerfs à vif, régulier et insistant comme un mécanisme d’horlogerie.
Les faibles rayons de la lune accrochèrent la silhouette voûtée d’une femme encapuchonnée de ténèbres qui poussait devant elle sa brouette chargée de son macabre fardeau. Elle ressemblait trait pour trait à ces lavandières qui fréquentaient le lavoir par nuit noire pour lessiver les langes de leurs enfants mort-nés. Comme elles, elle se rendait à son sinistre labeur, les yeux secs mais le cœur aussi lourd qu’une pierre.
Suivant le rituel qu’elle accomplissait chaque matin, Dahud rangea sa brouette près du doué , comme si elle s’apprêtait à mener sa buée . Mais ce n’est pas un paquet de linge sale qu’elle était venue plonger dans l’eau glacée. C’était le corps sans vie de sa propre fille.
La lavandière prit le temps de reprendre son souffle. Elle était épuisée par les émotions qu’elle avait endurées et les efforts qu’elle avait dû fournir au cours de cette longue nuit d’effroi.
Lorsqu’elle avait constaté qu’Annaïg ne bougeait plus, terrassée par la potion empoisonnée, un grand froid s’était emparé d’elle. Elle avait subitement réalisé que sa fille était morte et que c’est elle qui l’avait tuée.
Elle n’avait jamais eu l’intention de mettre fin à la vie de son enfant. Elle avait simplement cherché à l’aider, à lui épargner le poids d’une maternité honteuse, à la libérer de cette fatalité qui, après avoir gâché la vie de la mère, s’abattait à présent sur la fille.
Comment était-ce arrivé ? S’était-elle trompée dans le choix ou le dosage des ingrédients entrant dans la composition de la potion abortive ? C’était cela : elle avait dû trop forcer sur l’hysope. À moins que ce ne soit l’absinthe ? Elle aurait peut-être dû éviter l’arsenic. Elle n’avait pas mis plus d’une goutte, pourtant. En tout cas, c’est ce qu’il lui semblait. Dans l’urgence et l’agitation, sa main avait peut-être été trop lourde…
Elle n’en était pas à son premier avortement. Combien de fois était-elle intervenue en secret pour interrompre une grossesse non désirée ? Lorsque ce n’étaient pas les filles abusées ou abandonnées qui venaient la voir, c’étaient leurs mères qui imploraient son secours. Jusqu’à ce soir, elle avait toujours réussi dans ses pratiques sans mettre en péril lasanté ni la vie de ses patientes. Il est vrai qu’elles n’attendaient pas trois lunes pour venir la consulter.
L’œil affolé, Dahud avait regardé autour d’elle, cherchant une aide invisible ou s’assurant qu’aucun témoin n’avait assisté à la scène. Son regard était tombé sur la table où se trouvaient toujours la bouteille d’eau-de-vie entamée et les deux verres.
Ce qui était arrivé, ce n’était pas sa faute. C’était la faute d’Hubert. S’il n’était pas venu ce soir-là, elle n’aurait pas partagé la goutte avec lui. Elle n’aurait pas continué à boire après son départ et aurait eu l’esprit clair pour soigner Annaïg. Et si Hubert ne l’avait pas elle-même engrossée dix-neuf ans plus tôt, elle n’aurait pas un meurtre sur la conscience.
Si elle avait su… Lorsqu’elle était tombée enceinte d’Annaïg, elle aurait pu, elle aussi, consulter quelque sorcière qui aurait étouffé son embryon dans l’œuf. Mais elle avait eu la faiblesse d’aller voir le recteur et de se confesser à lui. Ce même recteur qu’Annaïg était allée trouver à son tour. Il lui avait tenu les mêmes propos au sujet du don de la vie et des cadeaux du Ciel. Il l’avait mise en garde contre le crime impardonnable consistant à interrompre volontairement l’œuvre de la Création. Elle avait commis la sottise de l’écouter et avait gardé l’enfant. Elle n’avait pas mis longtemps à regretter cette décision, mais il était trop tard. Annaïg était là, comme une punition qu’elle aurait à endurer durant toute
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