Les Lavandières de Brocéliande
son existence. Depuis, elle n’était plus jamais retournée à l’église.
Qu’allait-elle faire à présent ? Alerter les voisins ? Trouver du secours ? Aller chercher un médecin ? Il n’y en avait pas au village. Il aurait fallu courir jusqu’à Paimpont. Et puis, à quoi cela servirait-il ? À rien. Annaïg était morte et désormais personne ne pourrait la faire revenir à la vie.
Mais comment expliquer sa mort ? La jeune fille avait abondamment saigné. Son teint cireux, ses membres rigides témoignaient du combat que son corps avait mené contre la potion empoisonnée. Il y aurait une enquête, des interrogatoires. On relèverait des indices qui l’incrimineraient. On interrogerait le voisinage. Les mauvaises langues se délieraient. On dénoncerait ses activités inavouables. Il ne serait pas difficile de faire le rapprochement avec ce qui s’était passé cette nuit-là.
Elle avait tué sa fille en lui faisant avaler des poisons et en arrachant son embryon. Elle se retrouverait coupable de multiples chefs d’accusation, tous passibles de la peine de mort. Avorteuse, empoisonneuse, criminelle, infanticide.
Elle avait gâché ses plus belles années à élever seule une enfant dans la réprobation générale. À présent, on allait l’arrêter sous les huées et les quolibets. On allait la mettre en prison, la juger, la condamner. Elle finirait le cou tranché par la guillotine. Et ce n’est pas le maréchal Pétain qui lui accorderait sa grâce, lui qui avait édicté la devise : « Travail, famille, patrie » et avait instauré la fête des Mères. Trois mois plus tôt, le 30 juillet 1943, une certaine Marie-Louise Giraud, convaincue d’avoir pratiqué des avortements, surnommée pour cette raison « la faiseuse d’anges », avait fini décapitée. À côté d’elle, Dahud était infiniment plus coupable. Elle serait considérée par tous comme un monstre. Lorsqu’elle ne serait plus de ce monde, son sinistre souvenir demeurerait à jamais dans les mémoires. On la comparerait à ces lavandières de la nuit dont elle racontait si souvent la légende, ces spectres de mères infanticides qui frappaient de leur battoir leurs linges souillés de sang sans jamais parvenir à leur redonner leur blancheur. Oui, c’est ainsi qu’on la surnommerait : « la lavandière de sang ».
Dahud avait senti la panique la gagner. Elle ne voulait pas mourir comme cela. Elle avait suffisamment souffert dans sa vie. Elle avait payé pour des fautes dont elle s’estimait innocente. Elle ne méritait pas ce surcroît de honte, de déshonneur et de peine. Non, elle ne le méritait pas. Si elle devait monter dans la charrette de l’Ankou, ce serait elle qui choisirait le moyen le plus approprié et le moment propice.
La lavandière de sang… Ce surnom lui trottait dans la cervelle comme une horrible comptine murmurée par quelque croque-mitaine. Les yeux fous, les mains tremblantes, elle entrechoquait ses pots à herbes magiques, les renversant, les faisant tomber à terre. Il lui suffisait d’absorber les éléments les plus vénéneux pour en finir. Mais elle n’avait plus sa tête et risquait une nouvelle fois de se tromper dans ses dosages. Il n’y a rien de pire qu’un suicide raté. Elle risquait d’être malade comme une chienne et de finir quand même sous le couperet. Et puis, il lui manquait certaines plantes qu’elle avait utilisées pour préparer la potion abortive. Des plantes qu’Annaïg avait cueillies cette nuit même dans la forêt.
Elle s’était figée tout d’un coup.
Le panier.
Annaïg avait laissé son panier aux herbes magiques près du doué . On le retrouverait certainement. Il fallait aller le chercher. À moins que…
Une étrange idée avait alors germé dans son esprit.
Annaïg était allée au doué cette nuit-là. Elle avait retrouvé Philippe, puis était rentrée en oubliant son panier.
Et si, au lieu de retourner au lavoir pour reprendre le panier, Dahud allait y déposer le cadavre de sa fille ?
Au matin, on trouverait le corps plongé dans la cuve, son panier à côté d’elle. On conclurait à un suicide. Dahudn’y serait pour rien. Sa fille se serait noyée toute seule dans le lavoir. À cet âge-là, un rien peut faire basculer une jeune fille dans le désespoir. Une peine de cœur. Un chagrin d’amour…
Un chagrin d’amour, oui. On apprendrait sans doute qu’Annaïg fréquentait Philippe. Ce dernier avait rompu avec elle ce
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