Les lions diffamés
poing sur cette figure plus réjouie que compassée.
— Méfie-toi, vieux larron ! Garde tes sorts et tes prédictions dans ta gorge… Pendant cinq ans, tu m’as laissé en paix. Continue… Tu peux en imposer aux niais, aux femmes, aux pucelles… Pas à moi… Vivien est mort… Nullement à cause d’un crapaud, mais d’une fâcheuse rencontre !
Le garçon ne put en dire davantage : importuns, douloureux, des sanglots secouaient de nouveau sa poitrine. Se détournant des curieux, il entendit les lamentations de Mathilde, mêlées aux voix de Blanquefort et de son oncle commentant l’inconséquence du défunt. Il héla Gilles et Thierry Champartel, immobiles sur le seuil de la maréchalerie.
— Ho ! vous, les robustes… Procurez-vous une perche et des cordes et allez quérir ce sanglier !… Vous le trouverez pas très loin de ce lieu qu’on appelle le Chadaloux… Surtout, ne vous attardez pas !
— Eh bien, toi, cousin, on peut dire que tu ne négliges rien !
Tancrède s’était approchée. Sa réflexion, peut-être admirative, laissa Ogier indifférent, mais il crut pourtant bon d’y répondre – et d’une manière ambiguë – tout en plongeant ses yeux dans le regard immobile et quelque peu moqueur de la jouvencelle.
— Avec les appétits que je te connais depuis longtemps, cousine, je suis sûr que tu n’en mangeras pas… Sa chair, pour toi, est insuffisamment tendre… S’il m’advient de croiser une biche, je ferai tout pour te l’offrir… vivante.
— Que veux-tu dire ?
Il ne répondit pas : Arnaud Clergue sortait de la chapelle et marchait droit sur eux.
— Que se passe-t-il, enfants ?
— Vivien, dit Tancrède… Il est mat… Ogier vient de le ramener.
Le chapelain se signa ; ensuite, mains jointes, et suivi des deux jeunes gens, il se mêla aux curieux formant cercle autour du défunt qu’il bénit tandis que ses lèvres bougeaient dans une prière inaudible.
— Tout de même, murmura le cordelier en se signant à nouveau, Vivien !
— J’ai le cœur gros, mon père, d’avoir refusé de le compagner comme il me l’avait proposé… Je lui ai demandé d’attendre l’après-midi… Je me sens coupable.
— De rien, cousin ! fit Tancrède, devançant le chapelain prêt à parler.
— Vivien ! répéta Ogier. Il était bienveillant, d’humeur égale. Au-delà de son bras disparu, il lui manquait quelque chose. Peut-être plus d’affection.
Podensac n’avait aucun bien, ayant tout abandonné aux Anglais ; aucune arme, sauf cette dague avec laquelle il avait affronté le fauve. Peut-être, las de vivre sans but, sans passion, avait-il cherché la mort. Une mort dont Guillaume et Blanquefort ne paraissaient guère affligés et qui laissait indifférents Didier, Renaud et Haguenier, immobiles et fronts bas, si pareils dans leurs vêtements gris.
— Une claie ! Une claie pour qu’on l’y couche ! cria tout à coup Mathilde.
Deux maçons en basculèrent une avec laquelle ils transportaient des pierres. Ils posèrent dessus le corps du défunt. Et tandis que, les mains aux mancherons, Raymond et Calmels emportaient le cadavre au donjon, suivis par le seigneur, le sénéchal et la valetaille, Ogier s’éloigna en décidant de changer de vêtements. Ensuite, il attendrait Anne dans sa chambre.
Pâle, mais nullement affligée, Tancrède le rejoignit :
— Quelle idée de se faire étriper ainsi !
Saladin surgit du donjon, flaira le corps sanglant au passage et aboya comme pour l’éveiller ; puis il courut jusqu’à Ogier en lui manifestant son plaisir de le retrouver par des jappements, des bonds et des gambades. Ses yeux châtain clair, grands et scintillants, croisèrent ceux du damoiseau. – Il est à cette petite… Anne, je crois ?
Le grand chien jaune renifla la robe de Tancrède et sa queue battit sans trop de familiarité.
— Oui, c’est Saladin. Il est mien.
La nuance de mépris du cette petite avait indigné Ogier. Mais que faire ?
— À propos de chasse, cousin : Père m’a fait présent du faucon que Bressolles lui a rapporté de son pays. J’ai l’intention de le mettre dans ma chambre.
— J’avais laissé Titus dans celle de mon oncle, pour qu’il demeure avec Roland.
— Tu peux, si tu veux, le laisser dans la mienne.
Elle disait la mienne, pour une pièce qu’elle partageait avec sa sœur.
— Je reprendrai Titus avant ce soir, cousine. Il est temps, d’ailleurs, qu’il
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