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Les lions diffamés

Les lions diffamés

Titel: Les lions diffamés Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Naudin
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pour voir son visage qu’un tranchant d’épée ou de hache le clouerait au plancher.
    — Eh bien, tant pis.
    Il ressortit sa tête hors du tonneau, s’aperçut que les Génois étaient occis et vit son oncle, tout proche.
    Guillaume de Rechignac accablait de ses coups un chevalier qui le dépassait d’une tête et dont le plumail noir oscillait à un pied au-dessus de lui.
    — Pars ! hurla le baron. Pars, mon neveu. C’est Artois, j’en fais mon affaire.
    D’un mouvement sec, Ogier fit basculer le tonneau dans l’espoir d’en sortir aisément. Contrairement à ses prévisions, celui-ci roula vers la proue, écrasant ses doigts crispés à son rebord et l’éloignant de son père. Un grand pavois brisé l’immobilisa.
    — Tout m’est contraire ! enragea le jouvenceau.
    En rampant, il quitta son abri. Aussitôt, il aperçut Blanquefort.
    Le fidèle compagnon de Guillaume se frayait en direction de Godefroy d’Argouges un chemin de sang et de plaintes. Parvenu auprès de celui-ci, le sénéchal jeta son épée sur un vougier qu’elle transperça, empoigna le chevalier normand aux aisselles et le jeta par-dessus bord. Après quoi, enjambant le garde-corps, il se précipita dans la mer, évitant de justesse un épieu qu’un colosse au torse nu, poilu comme un bouc, avait lancé sur lui.
    — Il ne me reste plus qu’à sauter.
    Le ventre ravagé par une colique irrésistible, Ogier se vitula [68] vers le plat-bord en s’immobilisant parfois, tel un cadavre. Le plancher couvert de sang, jonché d’entrailles, de corps figés, entiers ou amputés, de membres rompus, d’épées, d’arbalètes et de tessons de poteries, était si gluant que des guerriers glissaient et tombaient en s’affrontant.
    Deux combattants piétinèrent le jouvenceau. Il fit le mort encore, alors qu’il se disait : « Hâte-toi… Tu n’aurais pas dû t’attarder… Si tu meurs, tu l’auras bien cherché… Tu n’auras été utile à personne. » Faire le mort une fois de plus.
    Il rampa derechef, s’arrêta pour savoir où en était la mêlée – curiosité amère et regrets vénéneux –, puis il repartit lentement. Il pleurait, suffoquait de frayeur et d’humiliation.
    « Nous allons être vaincus… Nous ne méritions pas ce châtiment terrible… Ah ! mon père, où êtes-vous maintenant ? »
    Il entendit un Français, sans doute une vigie, hurler :
    — Les Flamands !… Les Flamands arrivent. Leurs hourques [69] sont bourrées d’hommes… Et sur terre, les bannières des Hannuyers [70]  ! Il se redressa, prit son élan et sauta dans la mer.

IV
    Le contact de l’eau lui parut glacial. D’un puissant effort de tous ses membres roidis et comme prêts à se rompre, il abandonna les épaisseurs glauques et les ombres à reflets d’écailles des guerriers engloutis.
    Trouant, essoufflé, la surface, il retint mal un cri de haine et d’épouvante. Ce qu’il découvrait, les yeux picotants, dépassait en hideur la sanglante jonchée du Christophe. Entre les navires aux entraves rompues, la mer semblait un vaste champ de trépassés. Une odeur nauséabonde stagnait sur cet ondoyant charnier d’où montaient des appels, des imprécations et des plaintes.
    Surmontant sa répugnance, le jouvenceau fraya sa voie parmi les corps et les épaves. Il repoussa un des écuyers de Kieret qui, deux flèches dans la poitrine, réclamait son aide.
    — Par pitié, mon garçon… Par pitié.
    — Ah ! messire, dit-il en brassant vigoureusement, Dieu vous assiste !… Pas moi… J’ai déjà trop de mal à sauver ma personne.
    Il claquait des dents, crachait de dégoût et levait haut la tête afin que l’eau n’atteignît pas ses lèvres. Au-dessus de lui, on se battait toujours ; il entendait les hurlements, les jurons et le cliquetis des armes, alors qu’il se faufilait parmi les coques, les unes immobiles et les autres vibrantes du tapage mené sur leur pont.
    Devant, derrière lui, des corps tombaient, barbotaient un instant et s’enfonçaient en exhalant un cri ou un gargouillement.
    « L’enfer ! C’est l’enfer !… Et eux, où sont-ils ? »
    Le geste de Blanquefort l’avait en partie rassuré sur le sort de son père. Pour que le sénéchal l’eût jeté par-dessus bord, il devait penser, lui aussi, que Godefroy d’Argouges n’était qu’assommé. Le plongeon l’avait sûrement ranimé. Fuyaient-ils, maintenant ? Quand et comment pourrait-il les rejoindre ? D’ailleurs, les

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