Les lions diffamés
ou crevés rutilaient de sève humaine, suintante ou giclante selon l’arme et la violence du coup porté. Têtes de cire ou têtes rougeaudes sous les heaumes intacts ou fracassés ; dégoulinades rouges accusant la blancheur des tabards devenus tout à coup des suaires. Le même langage partout : des cris : « Ah ! » « Oh ! » « Dieu ! » et des grognements de bêtes fauves, ivres, exaspérés, rayant d’éclairs d’acier cet orage rouge, rouge, toujours et de plus en plus rouge… Fuir. Rien d’autre. « Honte à toi, Ogier, tu as peur ! » Sa peau frémissait, il serrait les dents, les fesses et sentait ses cheveux se dresser sur son crâne. Il gonfla ses poumons, puis contint son souffle, mais continua de trembler.
— Tu as voulu voir, eh bien, tu vois… Tiens, celui-là qui s’effondre, un épieu dans la poitrine, c’est Liancourt… Mort… Et cet autre… Longval… Il se bat bien !… L’Anglais, en face, paraît rude… Allez, vas-y… Repousse-le… Comme ça… Encore… À la désespérade !… Tu vas l’avoir… Tue-le vélocement avant qu’il ne te tue !
Il parlait haut et mimait certains des gestes auxquels il assistait, insensible, maintenant, aux écorchures de ses doigts contre les douves. Ainsi, participait-il, lui aussi. Il souffrait, lui aussi, et plus tard, il dirait… Non, il se tairait, trop soucieux de révéler étourdiment que, lors de cette bataille, il se muchait dans un tonneau.
Il y replongea soudain et le tapage grossi de fracas en fracas enveloppa son abri.
« Où est Père ?… Je ne l’ai pas vu… Mort ? Impossible… Pas lui !… Et Blanquefort ?… Pas vu non plus… Et Guillaume ?… Lui, il m’a semblé l’entendre crier… Que font-ils ? Ils sont proches de moi, maintenant… Tiens, on vient même de heurter le tonneau… Voir… Allons, il te faut voir, Ogier… Prouve-toi que tu as du cœur !… Tu t’es indigné d’être exclu de ce grand enchas [65] ? Te voilà en plein dedans ! »
Il osa un regard au-dehors et son étonnement sombra, tourbillonna, éclata en effroi : les mariniers et les chevaliers, ainsi que quelques Génois privés de leur arbalète, ne défendaient plus pied à pied leur tillac. Aussi vifs qu’une bourrasque, sans doute, aussi nombreux que dix compagnies du guet de Coutances, les Anglais avaient envahi le pont jusqu’au château d’arrière.
« Ils sont partout, partout, jusqu’à la poupe ! » Godefroy d’Argouges se battait là. Criant sans doute « Gratot » à s’en faire éclater la gorge, il férissait les Anglais tout en piétinant la bannière qu’on avait levée dès l’apparition de l’ennemi, une traîne de soie azurée, longue d’au moins dix aunes et large de deux. Blanquefort était également présent, taillant et meurtrissant de sa lourde lame, qu’il maniait comme un merlin. Ils accablaient les Goddons avec de grands ahans d’abattage. Des crânes craquaient sous les heaumes défoncés ; des poitrines, couvertes par les écailles des hauberts et des brigantines, cédaient, crevaient, basculaient. Le sang fluait ; les épées qui, avec les bras tranchés, commençaient à joncher le pont, en étaient gainées jusqu’à leur garde. On s’insultait, on criait aussi pour fortifier son courage. Des tisons tombaient et se consumaient en touchant le plancher visqueux. La senteur âcre des blessures se répandait, plus corrosive encore qu’une fumée d’incendie.
Un Anglais, la face broyée par un coup de hache ou de fléau d’armes, s’approcha en vacillant du tonneau. Horrifié, Ogier vit de part et d’autre du nasal défoncé, derrière lequel le nez était réduit en bouillie, des orbites remplies de caillots palpitants. Face à ce regard béant et vermeil, il ne fut plus que vertige et nausée. Et comme ses jambes se dissolvaient sous lui, il se surprit à prier pour cet homme :
— Dieu ! Dieu !… Achevez-le ! Lancelot de Longval passa. Plutôt que d’occire ce Goddon épouvantable, il le culbuta d’un coup d’épaule, puis continua sa trouée dans la masse grouillante et s’y noya, bouclier en avant.
Deux combattants s’approchèrent et le garçon revint à son obscurité : ceux-là se battaient à la hache. Il entendit leurs souffles, leurs geignements, les chocs clairs des lourds croissants acérés. Soudain, alors qu’un des hommes exhalait un râle, le tonneau remua : la corde qui le retenait au mât venait d’être
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