Les lions diffamés
s’apprêtait à remplir ses poumons lorsque le trident troua l’eau, suscitant autour de sa hampe un cortège de bulles frémissantes.
La corde glissait, tendue ; Ogier la saisit et la tira par le fond pour laisser croire qu’il était atteint, puis il trancha le chanvre.
L’arme continua sa descente tandis que la corde remontait en sinuant. Ogier la suivit. Émergeant à l’ombre d’un coffre au couvercle arraché, et d’où pendaient des lambeaux de soieries, il entendit Blainville s’exclamer :
— Ventre-Dieu !… Il est habile.
— Partons, dit un Anglais. Pas de temps à perdre.
— Attendez ! cria Regnault. Nous allons voir où il remonte.
Ogier respirait avec peine. L’eau, tout près de ses lèvres, exsudait une écume vermeille, et çà et là, devant son menton, des caillots, des viscères flottaient, ainsi qu’une marmite à demi pleine, tachée de sang, sur le bord de laquelle une mouche frottait ses pattes.
Le jouvenceau s’approcha du coffre et entendit Blainville dont le courroux redoublait :
— Pour qui te prends-tu, Regnault ? Tu me dictes tes volontés !
— Non, messire. Mais cessez, je vous prie, votre grigne envers moi. N’oubliez pas que sans moi, vous seriez toujours sur le Christophe et dans un bel état, j’imagine !
— Tu n’es qu’un grésis [75] que j’ai tiré de l’ombre. L’as-tu oublié ?
Ogier s’aperçut qu’intéressés par cette altercation, les Anglais renonçaient à sa recherche, et dans le même instant, Regnault, habité par la colère des couards, en était parvenu aux injures :
— Soit, j’étais un grésis… Et vous un grand fumeux, un traiteur, un herlos [76] ! Je n’ai que faire de votre jugement. Si Philippe connaissait seulement le quart de vos agissements et le duc Jean vos intentions quant au duché de Normandie…
Craignant soudain pour sa vie, le rameur se dressa en lâchant ses avirons.
— Non ! s’écria-t-il. Non !
Sa voix recouvrait soudain l’humilité craintive des serviteurs.
— Non, messire ! Par pitié !
Ogier ne vit rien, car heurté par un fragment de hune, le coffre derrière lequel il s’abritait avait bougé, mais il entendit un cri horrifié. Quand il put apercevoir la barque, Regnault, ployé en avant, oscillait en son milieu et Blainville trempait son épée dans la mer.
— Vivre ? Une crapule de ton espèce ?
Regnault vacillait, pleurnichait, incrédule. Ses mains gantées de rouge appuyées sur son ventre. Il bascula.
— Partons, messire, décida l’Anglais au harpon. Foi d’Elliot, cet homme devenait dangereux. Prenez les pelles et suivez-nous.
Blainville empoigna les avirons. Les barques s’éloignèrent. Regnault émergeait encore. En quelques brasses, Ogier l’atteignit.
— Ainsi, dit-il, c’est toi qui voulais ma perte… Tu ne seras pas seul en bas, tu peux m’en croire.
Regnault gémissait ; ses paupières mi-closes s’ouvrirent et, comme sa bouche béait de surprise, il avala une gorgée d’eau puante et la recracha.
— Aide-moi !
Il savait nager, et c’était pourquoi il s’était maintenu en surface, mais ses forces faiblissaient. Il dit encore, d’une voix graillonneuse en tournant vers Ogier un regard effrayé :
— Aide-moi !
Le garçon le saisit par l’aisselle. Il eût volontiers martelé de ses poings cette tête détestée.
— J’ai plus de miséricorde pour toi que tu n’en avais pour moi avant que Blainville ne t’ait saigné. C’est toi qui l’as aidé à quitter le Christophe ? Tu étais à bord ?
— J’ai vécu trois semaines à la cuisine, dans un réduit dont le fond communique avec la soute… Je connaissais bien cette nef : j’y ai servi du temps qu’elle appartenait à Édouard.
— Tu es anglais ?
— Flamand… Aide-moi à atteindre la côte… Je te dirai où me mener… Tu y seras toi-même à l’abri.
— Chaque chose en son temps… Comment es-tu sorti du Christophe ? Par un huvelot ?
— Oui, cette nuit… J’ai nagé jusqu’au Black Sun, comme convenu… Une flette [77] , celle dans laquelle nous étions, m’attendait à la poupe du Christophe… Tellement… nuit noire… et brume. Personne ne m’a vu… Blainville est descendu dès que la bataille… Sauve-moi !… Une trappe… Une échelle de corde…
Regnault hoqueta et vomit du sang. Par précaution, car des flèches volaient encore, Ogier le tira dans l’ombre d’une nef.
— Où alliez-vous ?
— Voir
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