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Les lions diffamés

Les lions diffamés

Titel: Les lions diffamés Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Naudin
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tenaillaient.
    La terre remplaça le sable et les cailloux. Ses creux et bosselures se couvrirent d’herbes, de buissons puis d’arbustes.
    « Cours !… Hâte-toi ! Tu ne courras jamais assez ! »
    Bientôt, cependant, il dut marcher.
    « Un point de côté !… Manquait plus que cela ! »
    L’épuisement distendait ses muscles, gonflait son cœur de palpitations telles que parfois il y portait la main. À chaque pas, sa volonté s’affaiblissait devant cette évidence : il était las, esseulé – perdu. Il avait soif et des frissons glacés traversaient son dos, ses reins, sa poitrine. Il s’arrêta et remua la tête avec précaution comme si tout mouvement brusque pouvait attirer l’attention d’un archer en embuscade. Mais non, il avait franchi près d’une demi-lieue et il était seul, seul avec sa peur et son chagrin, seul avec, collées à ses cuisses et ses mollets plâtreux, gris de vase à moitié sèche, les sangsues de la fatigue. La mer avait laissé sur lui tant d’immondices que son odeur même lui donnait la nausée.
    « Les démons ! Les linfars [78]  ! Nous ne méritions pas une telle défaite ! »
    Il pleurait, gémissait, l’échine fléchie, la tête bourdonnante.
    « Que fera Mère en apprenant qu’elle est veuve ?… On ne retrouvera jamais son corps !… Blainville est responsable ! Il vit, lui. Ah ! l’infâme… Le soleil est là, devant… Jusqu’à son coucher, il me faut aller vers lui… Mais Gratot, c’est si loin !… Y parviendrai-je ?… Et Aude ? Elle aura du chagrin, elle aussi… Père m’a dit de les protéger, mais que puis-je contre Blainville ? »
    Il portait parfois ses mains à son ventre douloureux ; il sanglotait et chassait ses larmes à coups de doigts rageurs. Ne pas pleurer ? Impossible !… Et ses cousines ? Que deviendraient-elles si Guillaume et Blanquefort avaient péri ? Certes, cela ne le concernait pas. Mais tout de même…
    Un sentier apparut, aux talus poudreux ourlés de chardons et d’orties. Il sinuait vers le sommet d’une butte et ne devait guère être passant puisque des buissons, parfois, l’obstruaient. Cependant, on l’avait emprunté récemment : il y avait çà et là, pas plus grosses que des têtes de clous, des gouttes de sang sur la terre et les pierres.
    Ogier s’arrêta, méfiant, indécis. À sa gauche, des hommes que l’éloignement rapetissait couraient, se poursuivaient, criaient encore leur haine et leur souffrance et s’entre-tuaient toujours. À sa droite, c’était un échiquier de prairies et de cultures séparées par des murets. Plus loin moutonnait un bosquet au-dessus duquel planait une buse.
    Le jouvenceau courut dans cette direction.
    « Je reviendrai à Gratot ! Je marcherai la nuit. Le jour, je me vitulerai [79] dans les fourrés… Je passerai au large des cités et des hameaux. Je me nourrirai des fruits des champs. J’ai mon perce-maille. Je tuerai des bêtes, s’il le faut. Chaque fois que je le pourrai, je roberai des œufs dans les poulaillers. Si je retrouve la mer dans quelques lieues, je mangerai des huîtres, des palourdes, et si je le peux, je roberai un cheval. »
    Il s’arrêta encore et reprit haleine.
    « Je dirai à Mère : Votre époux est mort, sans doute, mais ni Lancelot, ni Perceval, ni même le grand Roland n’auraient fait mieux que lui dans cette estourmie [80] . »
    Il veillerait sur sa sœur. D’ailleurs, il ne serait pas seul ; il y avait de bons et loyaux serviteurs à Gratot : Anquetil, Letailleur, Dauvin, Joubert, Lemosquet, Ledentu : des sergents que Godefroy avait renoncé à emmener avec lui… Et c’était sagesse : s’ils avaient pris part à la mêlée, tous y auraient péri !
    « Je reviendrai chez nous ! Frère Isambert, notre chapelain, m’aidera à consoler Mère et Aude… »
    Dieu avait veillé à ce qu’il fût épargné ; ce n’était pas pour qu’il perdît la vie en touchant terre !
    Son besoin de bataille était rassasié. Reclus et inutile dans son tonneau, il y avait obtenu la justification de ce qu’il avait toujours pressenti, à savoir que son père était vigoureux, violent, audacieux comme les lions de ses armes. Sa vaillance, plutôt que d’être la conséquence d’un mépris total du danger, était en fait l’expression frénétique de son zèle de vassal dans l’accomplissement d’un devoir déplaisant. Chaque mort donnée devait endolorir sa conscience. Ne portait-il pas si bien

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