Les lions diffamés
chevaliers.
Plus loin, une fillette sautillait en plein soleil.
Le garçon essaya de sourire et agita sa main. Godefroy d’Argouges était trop affaibli pour remuer la sienne. Mais Isabelle, surprenant ce mouvement, y répondit.
Et son geste semblait un signe d’espérance.
VIII
Le soleil embrassait la plaine infiniment pelée. Çà et là, en lisière des talus couverts d’herbes roussies, des corbeaux et des pies se disputaient des graines.
— Courage, dit Guillaume. J’ai hâte de quitter ce pays sans verdure.
— Courage, Ogier, répéta Blanquefort.
— J’en ai ! Ne soyez pas en peine à mon sujet, messires.
Il avançait derrière son oncle et Blanquefort, lesquels s’étaient munis de longs bâtons trouvés en chemin. Il avait faim. La chiche nourriture distribuée matin et soir par les serviteurs de la Broye – un morceau de lard sur du pain – et des lambeaux de sommeil dans le fourrage d’un galetas, au-dessus des écuries, avaient peu contribué à réparer ses forces. Une journée de marche suffirait sans doute à les dissiper. En outre, et contre toute évidence, il se sentait intolérablement seul, perdu, presque orphelin. Bien qu’il fût édifié sur la fermeté de leur amitié envers son père, il ne pouvait s’empêcher de redouter ses deux compagnons. Ah ! certes, ils avaient bons visages, franches manières, et leur sollicitude sincère et rude le réconfortait ; cependant, il ignorait tout de leur nature profonde. Tant d’hommes exemplaires au combat pouvaient se révéler décevants sitôt de retour dans leur château, soit que leur brutalité mortifiée par l’ennemi ou incomplètement épanchée face à lui exerçât ses ultimes assouvissements contre leurs familiers ou leurs voisins ; soit que leur méchanceté foncière, envenimée par la défaite, les rendît encore plus odieux qu’avant leur départ pour la guerre.
De quelle trempe étaient Guillaume et Blanquefort ?
— Dans combien de jours atteindrons-nous Rouen ? demanda le sénéchal.
— Cela dépend, Hugues… Nous en sommes sans doute à trente lieues. Il nous faut sans tarder acquérir des chevaux.
— Où espérez-vous en trouver ?
— Abbeville… Si c’est Abbeville que nous voyons là.
Guillaume désignait une procession de peupliers derrière lesquels un clocher pointait son fuseau de pierre grise.
— Abbeville ou quelque autre cité, peu importe ! Mais nous ne sommes pas seuls à vouloir chevaucher. D’autres sont passés par ici avant nous… Et dans le cas d’un achat possible, avec quoi comptez-vous payer ?
— Allons, allons, Hugues ! répliqua Guillaume après un rire bref et grinçant. Je te sais plus prévoyant que moi… Tu couds toujours, où que tu ailles, une poignée d’écus d’or sous tes mailles.
Toute proche des murailles de la cité – Ailly et non Abbeville – ils aperçurent une écurie.
Deux bêtes s’appuyaient au bois de leur bat-flanc : elles étaient vieilles et de santé douteuse. Sans barguigner, Blanquefort y laissa ses écus. Guillaume opta pour la plus mauvaise : un moreau cagneux, presque sans queue ni crinière, et fortement ensellé ; le sénéchal et Ogier chevauchèrent l’autre, une jument pommelée qui, tout comme le noiraud, se révéla docile et vaillante.
— Allons, soupira le baron, estimons-nous heureux. Nous montons à cru des palefrois de pauvres, mais la plupart d’entre nous vont revenir à pied dans leur fief… Et puis, à Rouen, nos chevaux nous attendent !
Ils atteignirent Neufchâtel et passèrent sans manger la nuit dans une grange. Le lendemain soir, fourbus et affamés, ils arrivèrent à Rouen.
Bien que fort aimablement accueillis par maître Felletin et son épouse – deux vieillards rougeauds, gros et amènes – Guillaume et Blanquefort décidèrent de ne rester qu’un jour au Poisson bleu, temps suffisant pour récupérer leurs escarcelles chez Nicolas Salviati et employer une bonne part de leur contenu à l’achat d’armes et de hauberts.
— J’ai plus besoin de fer que de pain, dit Guillaume.
Levé à l’aube, et sitôt que les cloches eurent sonné l’angélus, il se rendit seul, à pied, chez le banquier lombard. Lorsqu’il réapparut, Ogier et Blanquefort buvaient un bouillon à la table d’hôte.
— Tiens, Hugues, voilà la tienne grossie de ma dette envers toi.
Le baron posa une bourse devant l’écuelle du sénéchal, et tout en se chauffant les mains au feu de
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