Les lions diffamés
rêve.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, le baron et Blanquefort discutaient toujours.
— La paix ? s’étonnait le sénéchal, hargneux. Comment voudriez-vous que nous l’obtenions ? Anglais et Flamands doivent se sentir puissants, désormais… Il ne saurait, pour eux, être question de paix. Ni de trêve… Et croyez-moi : s’ils n’ont pas profité de leur avantage après l’Écluse, c’est qu’ils redoutaient que quelques-unes de nos connétablies aient été embûchées quelque part, prêtes à les tailler en pièces… Mais, si ce n’est déjà fait, quand ils apprendront que Philippe n’a rien – ou si peu – à leur opposer, ils nous assailliront. Jamais Édouard et Philippe ne se réconcilieront, car jamais Édouard ne renoncera à ses droits à la couronne de France !… Moi, si j’étais Philippe, j’essaierais sans tarder de prendre ma revanche.
— Avec quoi ? Il n’y a pas cent hommes valides parmi les réchappés de l’Écluse. Et je doute qu’ils veuillent combattre.
— J’irais à la bataille avec ceux que je réunirais au plus tôt.
— Tu convoquerais l’ost [118] ? Insensé !… Il y a presque quarante jours que nous sommes partis en campagne. Nous voilà donc tous quittes envers Philippe, et en droit de revenir chez nous.
— Certes !… Mais au diable les coutumes ! Si Philippe avait un soupçon d’astuce, il irait affronter les Anglais avec d’autres compagnons. Cette attaque, ni Édouard ni ses maréchaux, encore moins leurs chevaliers et leurs piétons, ne s’y attendent. Ils pensent qu’il a dû licencier l’ost, alors qu’en fait, ils l’ont anéanti. Ah ! Ventre-Dieu… Même avec dix mille hommes, en guerroyant maintenant, la surprise jouerait en notre faveur.
— Tu le sais aussi bien que moi, Hugues : il faut de quatre à huit semaines pour reformer l’ost royal. De plus, crois-tu que, si Blainville est vraiment un félon, nous puissions compter sur l’effet d’ébahissement dont tu parles ?… Crois-tu que les Anglais n’ont pas songé à se prémunir contre nous dès leur débarquement ?… D’ailleurs – Guillaume eut un rire par lequel tout autant que son sénéchal il se prenait en dérision –, va dire au roi, à la reine et au duc Jean que leur protégé, leur confident, leur parangon de vertu les trahit ! Ils s’essaneront [119] et tu te trouveras enchaîné au Châtelet, et peu après, dûment jugé et pendu, les corneilles de Montfaucon te picoreront la face… Crois-moi, éloignons-nous sans regret. Revenons vivre à Rechignac. Nous avons fait notre devoir. Notre conscience est propre. Nous méritons de nous aquoiser [120] .
— Comment pouvez-vous parler ainsi ?… Je ne vous reconnais plus !
— Je parle ainsi parce que la saignée de l’Écluse m’a fait plus de mal à elle seule que toutes les autres réunies ! Je parle ainsi parce que si les Anglais nous envahissent, rien, tu le sais aussi bien que moi, ne pourra s’opposer à ce qu’Édouard s’asseye sur le trône de Philippe. Je parle ainsi parce que la vaillance est vaine. Tu as vu de quelle façon celle de mon beau-frère a été récompensée ? Soucie-toi moins du royaume et davantage de Rechignac. Là, au moins, nous vivrons en paix. L’enceinte – t’en souviens-tu ? – était terminée lorsque nous sommes partis pour Rouen… Qu’importe s’il y manque encore quelques merlons !
Guillaume s’accorda un instant de silence, puis :
— S’il est un traître, il faudrait mettre Blainville hors d’état de nuire. Sais-tu comment ?
— Mais Blainville est un traître ! Douteriez-vous de ce qu’Ogier nous a dit ?
— Certes non !
— Ce neveu-là, baron, c’est de la franche et bonne graine. Il n’est pas comme…
— Tais-toi. Il est proche et il se peut qu’il ne dorme pas.
— Soit, mais moi, à votre place, je n’hésiterais pas pour le préparer à ce que vous savez… Plus vous reculez l’échéance…
— Ah ! il suffit, Hugues, interrompit Guillaume. J’informerai Ogier en temps voulu. Ces choses me concernent seul.
— À votre aise.
« De quoi et de qui peut-il être question ? » se demanda Ogier.
Une surprise déplaisante l’attendait à Rechignac. De quelle espèce ?
Il se coucha sur le flanc afin d’observer les deux hommes, entre les jambes et les têtes des chevaux occupés à brouter. Leurs visages reflétaient les sentiments contradictoires qui les agitaient, et, pour se soulager de
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