Les lions diffamés
doute.
— Au revoir…
— Au revoir, Ogier !
Le garçon posa un baiser furtif sur la joue de la fillette, puis s’éloigna.
En rejoignant son père, il pressentit que, pendant son absence, il avait été question de lui dans l’entretien de Godefroy d’Argouges et de ses compagnons.
— Père, dit-il, je suivrai votre litière à pied.
Le malheureux, que soutenaient maintenant Ernauton de Penne et Lancelot de Longval, s’arrêta pour reprendre haleine. De grosses gouttes – sueur et larmes – emperlaient son visage, et son menton tremblait.
— Non, fils, tu ne me suivras pas.
— Vous ne pouvez pourtant vous priver de mes soins !
— Tu ne reviens pas à Gratot.
— Mais, Père, plaida le jouvenceau, sans vous je ne suis rien. Que dois-je faire ?… Gratot, c’est toute ma vie ! Où voulez-vous que j’aille ?
Argouges remua négativement la tête. Une veine battait le long de son cou, bleue, énorme. La fleur de sang s’était épanouie sous son pansement croûteux. Il avait, au coin des lèvres, deux griffes que son fils ne lui avait jamais vues. Malgré ses larmes, ses yeux manquaient d’éclat.
Ogier se sentit étreint par une épouvantable sensation de solitude, la même que lorsqu’il avait vu cet homme assommé, inerte sur le pont du Christophe.
— Tu vas aller, mon fils, en Périgord.
— Si loin ?
Soudain, le garçon s’enflamma. Le respect, la pitié, l’affliction disparurent. L’ironie investit son visage et son cœur :
— Est-ce ainsi que vous m’aimez ? En vous séparant de moi !
— Il t’aime sans doute encore plus que tu crois, intervint doucement Blanquefort. Mais comprends-le ! Il ne peut plus faire de toi un chevalier.
— Je ne suis plus rien, Ogier, bredouilla Godefroy d’Argouges.
Sa voix blanche, sans inflexion, se durcit :
— Plus rien !
Cette fois, il pleurait pour de bon, sans retenue, à gros et douloureux hoquets. Et les guerriers autour de lui essuyaient leurs yeux de leur main nue ou gantée de mailles.
La voix du seigneur de Gratot devint déchirante :
— Il te faut devenir chevalier… Et quels hommes, mieux que ton oncle et son sénéchal, peuvent contribuer avec autant de cœur que moi à ton éducation ? Guillaume est mon parent… Il tient fermement la lance, l’épée, le fléau d’armes… Et Blanquefort également… Je comprends qu’il t’en coûte de ne pas revoir Gratot, ta mère, ta sœur… Mais tu es mon fils… mon sang… mon hoir [114] et successeur, ne l’oublie jamais ! Tu dois accomplir sans broncher ce que je viens de décider… Va en Périgord le cœur léger. Tu t’y forgeras une âme et un corps, un courage et une endurance… Sitôt de retour à Gratot, j’enverrai Anquetil, Ledentu et quelques autres porter chez ton oncle deux cages de six coulons [115] . Ils m’en ramèneront autant de chez Guillaume… Ainsi, nous saurons nous prévenir en cas de besoin… Et par nos chevaucheurs, nous les renouvellerons sitôt que nécessaire…
Une toux nerveuse déchira la poitrine de cet homme au bord de la pâmoison. Quand il eut repris son souffle, il ajouta :
— Je ne suis plus qu’un seigneur sans honneur. Tels que je les connais, ni le roi ni son fils ne m’accorderont une audience !… Blainville veillera ou fera veiller devant leur porte !… Il me faut donc apprendre la patience… Crois-moi, la vie à Gratot va devenir difficile… Mais sois assuré que ta mère, Aude, nos serviteurs et moi qui t’aime tant braverons l’adversité !… Deviens un homme, Ogier, et mon restorier [116] . Ce devoir, désormais, doit diriger ta vie !
Godefroy d’Argouges jeta sur son garçon un regard d’amour si lourd, si appuyé que le jouvenceau en ressentit l’enveloppement presque matériel, puis il s’inclina pour tendre la joue :
— Donne-moi un baiser, mon fils !
Ogier obéit. Il ne pleurait pas, mais sa gorge était lacérée par un mal si effrayant que toute parole semblait impossible. Après un douloureux effort il exprima un vœu :
— Veillez bien, père, sur Broieguerre !
C’était bien le moment de penser à son cheval !
— Emmène-le, dit faiblement Godefroy à son beau-frère.
Guillaume et Blanquefort acquiescèrent.
*
Parvenu sous la voûte obscure précédant le pont-levis, Ogier se retourna. La dernière vision qu’il aurait de son père serait celle d’un homme brisé, vêtu d’une chemise ensanglantée, maintenu debout par deux
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