Les lions diffamés

devaient le regarder avec la même méchanceté.
    — Allons viens, mon neveu… Nous avons d’autres gens à voir.
    Ogier sentit la main du vétéran sur son épaule. Il devina que ce geste protecteur – ou affectueux – indignait l’autre. Il eut envie de s’y soustraire, tant son soudain avantage sur Didier lui paraissait abusif ; puis il s’en délecta.
    — Tu le connais maintenant, dit Guillaume. Un jour, tu verras Jean de Saint-Rémy… Pire que lui… Sa sœur, ma défunte… Mais à quoi bon t’en parler… Sache seulement qu’elle ne ressemblait en rien à ces deux-là. Par ma foi, elle ne fut pas engendrée par le même homme que Jean !
    Et comme un manchot apparaissait sur le seuil des écuries, le baron tout à coup souriant le héla :
    — Vivien ! Par Dieu c’est toi que j’aurais aimé voir en premier… Où étais-tu pour avoir tant tardé ?
    — Je dessellais le Blanchet. Nous revenons d’un petit galop dans les bois de Savignac.
    Les deux hommes s’embrassèrent.
    — Voici Vivien de Podensac, Ogier.
    C’était un homme de cinquante ans, brun, barbu, aux yeux gris et tristes. Un chaperon vert le coiffait. De complexion solide, il portait un pourpoint de cuir noir et ses chausses, noires également, s’enfonçaient dans des heuses de daim armées d’éperons d’or. L’extrémité de sa manche gauche, vide, était coincée dans son ceinturon.
    — Il a perdu son bras au Mont-Cassel.
    — Le 25 août 1328, précisa Vivien en portant d’instinct sa dextre à son épaule amputée.
    — Ce n’était pas Artevelde, alors, l’ennemi des Français, mais le bourgmestre de Bruges, Guillaume de Deken.
    — Maudits Flamands, grogna le manchot d’une voix presque murmurante.
    — Tu connais Godefroy d’Argouges, dit Guillaume. Il est le père de ce jouvenceau.
    Vivien s’anima, son visage rougit et ses yeux tristes s’éclairèrent.
    — Un rude tournoyeur… Et un jouteur comme j’en ai peu connu… J’ai couru, à Chinon, quatre lances contre ton père, mon gars, du temps où je pouvais tenir un écu… Va-t-il bien ?
    — Aussi bien que possible, mentit Ogier en évitant le regard de son oncle.
    — Quelle bonne chance il a d’avoir toujours deux bras, deux mains… Mais pourquoi ne veut-il pas t'enseigner le métier des armes ? Nul mieux que lui…
    — Il préfère, intervint Guillaume, que son fils l’apprenne avec nous.
    — L’idée me plaît… Or çà dis-moi, mon compère, d’après ce qu’on m’a rapporté, les Goddons vous ont taillés en pièces, à l’Écluse.
    Il n’y avait aucune ironie dans cette constatation, mais plutôt une sorte de fureur désespérée.
    — Tu sais donc ça déjà !… Depuis Limoges, nous n’entendions plus parler de rien.
    — Nous savons tout, ici, et sans nul mérite : un chevaucheur est passé hier. Il allait informer Bertrand de l’Isle-Jourdain, à Bergerac.
    — Un capitaine du roi qui se prend pour un connétable, commenta le baron tout à coup agressif. Mais la Saintonge, le Limousin, le Périgord qu’il gouverne avec la bénédiction de Philippe sont quiets et convenablement pourvus en gens d’armes… Je doute que les Goddons viennent nous chicaner.
    — Sait-on jamais…
    — En tout cas, Vivien, le royaume tout entier doit désormais connaître notre déconfiture.
    — Abstiens-toi d’en parler, Guillaume. Je sais combien c’est douloureux d’être vaincu sans avoir démérité… Et crois-moi, même avec mon seul bras, j’aurais aimé être des vôtres.
    Puis, comme honteux de son infirmité, Vivien de Podensac s’éloigna.
    — Maintenant, viens, mon neveu, dit Guillaume.
    Il interpella Mathilde. Elle allait au puits, un seau dans chaque main, accompagnée d’une jouvencelle aux longs cheveux blonds.
    Cette fille âgée de quinze ou seize ans portait sous le bras un panier empli de linge.
    — Femme ! Femme !… Où vas-tu faire dormir mon neveu ?
    Voyant Mathilde approcher, Ogier se dit qu’il n’aimait décidément pas cette commère aux allures effrontées, ni d’ailleurs la servante qui l’avait suivie : elle avait un visage triangulaire, aux pommettes aiguës, des yeux légèrement obliques et d’un bleu presque noir ; des lèvres minces, étroites, exsangues.
    — Qui est-ce, mon oncle ?
    — Gersende, la chambrière de Tancrède ; l’autre, celle de Claresme, a nom Margot…
    Tandis que Guillaume et Mathilde s’éloignaient pour un entretien à voix basse,