Les lions diffamés
désagréablement.
— Nous y sommes enfin ! dit Guillaume.
Puis, après un soupir d’aise, tandis que le pont remontait :
— Je vivrai désormais paisible en ces murailles. Crois-moi, Hugues, je n’irai jamais plus au-delà du Puy-Saint-Front [124] et de Thiviers. Je jouterai encore quelques années puis m’abstiendrai de ces déduits [125] . Il faut quand il est temps laisser la place aux jeunes.
— Vos filles, annonça le sénéchal tout en accrochant son heaume au pommeau de sa selle.
Elles accouraient, sans souci des flaques et de la boue. Elles riaient, piaillaient : « Père ! Père ! » suivies par quelques serviteurs criant : « Noël ! Noël ! » tandis que les maçons muets, attentifs, suspendaient leur ouvrage.
Le baron mit pied à terre, abandonna Baucent et tint l’étrier d’Ogier pour l’aider à descendre du moreau. Et déjà elles étaient là, vêtues d’une robe de lin safrané, serrée par une cordelette à la taille et dont l’extrémité frôlait la pointe de leurs esclots.
— Voilà Ogier, votre cousin, annonça Guillaume après les embrassades.
Il poussa le garçon en avant :
— Celle-ci c’est Claresme et celle-là Tancrède.
Claresme, l’aînée, était une blonde de quatorze ans, assez petite et pâle. Ogier, en la baisant, lui trouva la joue molle et fade. Tancrède était une brune de treize ans, aux longues tresses luisantes. Elle avait des yeux bleu-vert, perçants. D’une bouche sèche et avide, elle effleura les lèvres d’un cousin dont la confusion l’amusa. Si Claresme était timide, Tancrède semblait assurée d’un pouvoir auquel Ogier ne put fournir un nom.
— Comment le trouvez-vous ? interrogea Guillaume.
Claresme rougit, et pour ne pas répondre se précipita dans les bras de Blanquefort qui s’approchait, entre Baucent et Veillantif.
— Mon cousin paraît las, Père, dit Tancrède. Est-il malade ? Il est si pâle…
— Malade, lui !… Ce jouvenceau n’a point son égal en vaillance. Il était à l’Écluse auprès de moi, d’Hugues… et de son père, bien sûr.
Ogier ne sut aucun gré à son oncle des louanges qu’il venait de lui décerner. Les estimant sans doute exagérées, Tancrède l’observait avec une insistance déplaisante, et tout en soutenant son regard, il se demanda si les lèvres pincées de la jouvencelle retenaient une impertinence ou une moue d’incrédulité. Il devait être pâle, en effet. Il avait faim et suait sous son haubert. Il s’était pourtant accoutumé au poids du vêtement, au bruissement des mailles à chacun de ses gestes. Il croisa les bras tandis que sa cousine, abandonnant son examen, allait embrasser Blanquefort, lequel, le torse rejeté en arrière, donnait des ordres aux palefreniers tout en portant ses paumes à ses reins douloureux. Et pendant que Guillaume s’informait des événements auprès de ses sujets, le garçon esseulé considéra en s’orientant les murailles dressées autour de lui.
La forteresse dans laquelle il venait d’entrer avait été construite par Thibaut de Rechignac, à son retour de la première Croisade. Conservant au nord et à l’ouest une partie considérable des fondations primitives, nettement apparentes de l’intérieur, Sicart de Lordat, l’actuel maître d’œuvre, en avait étendu l’enceinte à l’est et au sud. Il l’avait flanquée, au sud-est d’une tourelle de surveillance, et à la pointe septentrionale – la plus vulnérable sans doute – d’une grosse tour demi-ronde dont le mur plat était tourné vers la rampe d’accès de façon à la battre de front sur toute sa longueur.
— Sept tours, c’est grand !… C’est solide. Mais…
Le garçon se sentait tout à coup vergogneux, stupide, inquiet d’être là pour longtemps. La pluie, la grande cour bourbeuse, les ruissellements gris sur les murs blêmes contribuaient sans doute au désarroi issu de cette découverte. De plus, malgré la flèche gracile de la chapelle et la simplicité des logis réservés au seigneur, aux hommes d’armes et à la domesticité, il percevait combien l’énergie procédant de l’édifice entier sentait le drame plutôt que le bien-être et la sérénité. Tout ici, du moins pour lui, l’étranger, paraissait trop massif, trop contraire à sa présence. Alors qu’ils foisonnaient partout ailleurs que sur la petite montagne où leurs troncs rompus au niveau du sol rocailleux restaient visibles, aucun arbre ne poussait
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