Les lions diffamés
chapelain.
La grosse femme rejeta ces prétextes d’un « Voire ! » incrédule et offensé, assorti d’un haussement d’épaules.
— Quand je suis éreintée, moi, je dévore… Va falloir vous satisfaire, messire, de ma cuisine et de mes façons. Et si elles vous déplaisent, faudra retourner croquer des pommes avec la Luciane.
— Paix, femelle, ordonna Blanquefort, éteignant du même coup les rires de Claresme et de Tancrède. Toute protégée que tu sois de Guillaume, qui hélas ! gloutonne et ne prête intérêt qu’à ta mangeaille, garde-toi d’ennuyer son neveu. Ce que je l’ai vu faire, jamais aucun de tes bâtards n’en sera capable.
— Mes bâtards ! Mes bâtards !… En tout cas, nul des deux n’est de toi, sénéchal. Quant à mes filles…
— Telles que leur mère… Je me demande parfois, mâtine, quel plaisir tous ces hommes ont pu trouver à te… sonner et même à te carillonner !
— Le même qu’ils eurent à manger les mets que j’accommode, et dont parfois tu te régales un tantinet.
Apparemment sourd à cette altercation, Guillaume discourait tout en se délectant des venaisons apprêtées par sa concubine et ses aides. Il les arrosait de nombreuses rasades d’un vin piquant et léger qui laissait des cernes mauves sur l’étain des hanaps.
— Mon premier vrai souper depuis l’Écluse ! dit-il en tendant son écuelle à Didier, promu écuyer tranchant. Redonne-moi de ce cuissot ! Par ma foi, sa tendreté me fait penser à une cuisse de pucelle !
« Comment vais-je pouvoir vivre là ? se demanda Ogier. Ni les gens ni les pierres ni la nourriture ne ressemblent à ceux que j’ai quittés. Et cette Mathilde ! Elle déteste ma mère. Pourquoi ? Blanquefort pourra-t-il m’en donner la raison ? Il l’a sûrement connue, lui aussi. »
Plus encore que sur son oncle imposant et disert, c’était vers lui qu’il sentait converger la curiosité des convives. Guillaume l’avait placé face à lui et à ses filles, entre Arnaud Clergue et Blanquefort. Cette faveur avait dû mécontenter Didier et ses compères, relégués à un bout de table.
— Le baron te traite à la façon d’un fils, murmura le sénéchal quand Mathilde se fut éloignée, mais ses marques de bienveillance ne seront pas du goût de tous.
Les regards chaleureux de Vivien de Podensac ; ceux, diligents, de Tancrède et de Claresme ; celui, pénétrant, de Girbert Bressolles ; ceux, aimables et insistants, des trois servantes qui passaient derrière la chaire du seigneur pour aller déposer leurs bassines, plats et chaudrons devant Sicart de Lordat, Renaud et Haguenier, lui donnaient des agaçins. « Pâle… bien las », avait dit Tancrède. Il était encore sous le coup de cette appréciation. À peine entrevue, la jouvencelle avait éveillé en lui la cuisante amertume de n’être qu’un adolescent au lieu d’un mâle imbu de sa vigueur et de sa séduction. Car il en était sûr : elle l’avait trouvé fade et pusillanime. Quelle fille ! Il comprenait mal, cependant, que son père la mît au couvent pour y apprendre les bonnes manières.
Soudain, comme elle lui jetait une œillade moqueuse, il souhaita l’irruption de n’importe quoi de violent et de rude à cette tablée bruyante, afin d’être contraint de sortir de sa peau trop exiguë et plus lourde à supporter, ce soir, que son haubert.
« Tant et tant de lieues pour en arriver là ! »
À quoi devait-il d’être ainsi désenchanté ? À l’éloignement des siens, plus évident et oppressant que jamais, maintenant qu’il était fixé ? Tandis qu’il se morfondait ici, que se passait-il à Gratot ? La table du seigneur n’offrait pas cet aspect vulgaire. On y parlait sans trop hausser la voix ; les femmes et les filles de cuisine étaient moins effrontées. Bien sûr, il y avait Bertine… Guillemette… Seul Arnaud Clergue ressemblait à frère Isambert.
— Allons, dit Blanquefort en portant son hanap à ses lèvres, je bois à ta quiétude, Ogier. Le repas prend fin. J’espère que tu passeras une bonne nuit. Demain, au lever du jour, trouve-toi sur le seuil des écuries ; je t’y rejoindrai.
*
Tandis qu’il barbotait dans les flaques de la haute cour, après avoir pris congé de son oncle, de ses cousines et du chapelain, Ogier se retourna plusieurs fois. Didier, Renaud et Haguenier avaient quitté le logis seigneurial avant lui. Où étaient-ils ?
Il ouvrit doucement la
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