Les lions diffamés
repoussait soudain toute autre préoccupation, il découvrait combien il appartenait à ces rocs, à ces arbres, à ces halliers formant au loin des cavernes d’ombres où palpitaient de si frêles lumières qu’elles semblaient des étoiles ; combien il était attaché à ces prés inclinés prudemment vers l’Isle dont il entrevoyait parfois, hors de sa gaine de taillis et de boqueteaux, l’acier tour à tour mat et luisant. Oui, il aimait ces somptueux bois noirs aux lisières desquels foisonnaient des dentelles douces à l’œil de loin, et de près griffues comme des lynx ou des harets. Il aimait ces collines rêches où les ombres des nuages se craquelaient. Il s’était baigné dans l’Isle et l’Auvézère : il en connaissait les vrilles, les cascades et les grands espaces inertes où les eaux chaudes, moelleuses, s’ouvraient sur des chevrins glacés dans lesquels, en s’enfonçant, il avait éprouvé comme un avant-goût de la mort. Et la certitude d’avoir à se séparer de cela aussi, pour toujours, le révulsait autant que celle de quitter, non seulement Anne, mais tous ces gens bons ou mauvais qui, durant cinq années, avaient constitué son monde.
Silence d’une petite clairière à l’herbe rase, tout à coup percé de chants d’oiseaux. Son oncle ne pouvait souhaiter mieux s’il tenait à lui dire… Quoi ?… De nouveau, Guillaume se retournait pour l’observer, et semblait même prendre son souffle, mais encore une fois, renonçait.
— Il vieillit, murmura Ogier.
Le baron commençait à se dessécher. Plutôt que de jaunir et de se parcheminer, son visage restait sanguin – du moins ce qu’on en voyait, car depuis son renoncement au harnois de guerre, à son retour de l’Écluse, il négligeait peigne et ciseaux. Sa moustache épaisse, de couleur un peu rousse, tombait en deux grosses touffes aux coins de ses lèvres et se mêlait à une barbe grise, longue de deux pouces, ouverte sur le côté droit du menton. Cette brèche, c’était la cicatrice du coup de taille subi sur le pont du Christophe. Sous l’auvent d’une chevelure grise, elle aussi, et tonsurée par l’âge, les yeux noirs semblaient s’enfoncer dans les orbites, et les sourcils rongés par les bords du heaume et de la cervelière étaient à peine visibles. Le nez, dont l’arête semblait avoir été aplatie par le nasal de fer, rougeoyait de couperose.
— Te souviens-tu, Ogier ?
— Oui, vous m’avez amené ici le premier jour.
— J’avais tant de choses à te dire et à te montrer… Tu semblais savourer chacune de mes phrases et t’emplissais les yeux tout en menant Baucent.
— Baucent était un fier destrier !
— Il est mort de vieillesse. Belle fin, selon toi ?
— Oui, mon oncle… Même pour un chevalier… On ne peut toujours manier l’épée. Vient un temps où il faut se résigner à ne pas périr sur un champ de bataille… Mais la vaillance, c’est aussi de savoir mourir dans son lit.
Guillaume acquiesça et retint Broiefort :
— Le pays est bien quiet.
— En vérité ! Il n’empêche qu’à votre place, j’aurais emmené quelques hommes.
— Un troppelet [143] !… Il suffit que Tancrède ait Blanquefort et deux gars auprès d’elle. À l’inverse de toi, je ne suis point craintif : les Goddons ne pousseront jamais jusqu’ici !
Cela dit sur un ton de profond dédain, Guillaume relança Broiefort ; Marchegai le suivit aussitôt.
— Qu’en savez-vous ? demanda le damoiseau plus brusquement qu’il ne le voulait. Ils peuvent survenir d’un jour à l’autre.
— Pourquoi veux-tu partir, s’ils t’apportent enfin l’occasion de mesurer ton courage ?
La remarque, moqueuse et acerbe à la fois, ne manquait pas de pertinence. Ogier en trouva la réplique :
— Souvenez-vous, dit-il. Quand Philippe et Édouard ont signé la trêve d’Esplechin, trois mois après l’Écluse [144] vous avez cru la paix toute proche. Blanquefort et Vivien étaient d’un autre avis. Ne vous déplaise, c’était fort bien penser car un an plus tard les deux rois s’affrontaient à nouveau. En Bretagne, cette fois ! Édouard a soutenu Jean de Montfort, et Philippe Charles de Blois… La seconde trêve qu’ils signèrent à Malestroit [145] n’a rien changé à cette guerre, puisqu’on se tue toujours là-bas sans qu’il y ait jamais ni vainqueur ni vaincu.
— C’est vrai, convint Guillaume. Et tu le sais : moins âgé, j’aurais prêté
Weitere Kostenlose Bücher