Les lions diffamés

avait dans l’air des luisances d’épées.
    Au sol, la nuit se décolorait. Noire, compacte, entre les replis des collines, grisâtre et légère sur leurs crêtes, elle fondait inégalement aux feux glacés de l’aurore. Déjà, tout au long des grandes prairies bordant l’Isle, elle se dissolvait en charpies ondoyantes. Ces brumes, songea Ogier, laisseraient de leur passage mille et mille perles dans les herbes ; l’averse les broierait dès ses premiers cinglons car le temps, depuis trois semaines, était à l’eau : on eût dit qu’averti de son départ pour Gratot, Dieu lui remémorait son pays, tout en éprouvant sa patience.
    Un sourire presque méprisant décolla les lèvres du damoiseau. Pour autant qu’il s’en souvînt après cinq ans d’éloignement, la pluie de Normandie, doucereuse et salée, ne se pouvait comparer à celle du Périgord, violente et fade.
    Il jeta un regard sur son oncle. Le vieillard, muet, le précédait. Il eût pu se porter à sa hauteur ; il s’en garda. Sitôt le pont-levis franchi, Guillaume lui avait fait signe de le rejoindre ; il avait feint d’ignorer son geste.
    « Pourquoi, vieillard, es-tu si courroucé ? Sens-tu que j’ai fixé le jour de la rupture ?… Eh bien, oui : je vais m’affranchir de ta mainbournie au petit matin du prochain dimanche. Ce soir, je t’annoncerai ma décision et te demanderai trois sergents pour me compagner jusqu’à Limoges ; ensuite, les Anglais ne pouvant être au-delà, je te les renverrai… Quel que soit mon désir de ménager ton cœur, je ne peux plus longtemps rester dans ta bastille. Si Anne n’y était pas, j’en serais parti à Pâques ou à la Pentecôte… Elle aura du chagrin. Toi, pourquoi te plaindrais-je ? D’ailleurs, tu vas retrouver Tancrède. Ainsi se fera l’équilibre… Et s’il te faut un jour l’éveiller à l’aurore, j’espère que tu t’y prendras autrement qu’avec moi. »
    Au seuil de ce 14 août 1345, Guillaume avait fait irruption dans sa chambre, écarté du pied Saladin furieux, et renversé son lit en hurlant : « Debout, fainéant ! Découche-toi et prépare-toi en hâte !… Aurais-tu perdu la mémoire ? Ignores-tu qu’au petit jour, nous devons partir à la rencontre de ma puînée ? » Non, il n’avait rien oublié. D’ailleurs, en prévision d’un réveil de ce genre, il avait laissé sa porte ouverte et dormi seul.
    « Tancrède !… Je l’aurai vue une semaine à mon arrivée ; je la verrai juste autant avant mon départ… C’est bien ainsi… Quant à ta mauvaise humeur, vieillard, elle me déplaît sans m’affliger. Notre proche séparation te rend hargneux ? Dis-toi pour t’apaiser que nous n’y pouvons rien. Nous avons eu cinq ans pour nous préparer à nous perdre. »
    Guillaume montait Broiefort, son palefroi pommelé, vieux et placide. Ogier chevauchait Marchegai, dont la robe du plus beau noir prenait des reflets soyeux aux flamboiements de l’astre enfin libéré des montagnes. Et tandis que son cheval, à larges foulées ambiantes, suivait de près celui du vieux chevalier, le damoiseau, cessant de lui flatter le col, renonça à lutter contre l’émotion qui le tenaillait depuis son lever.
    « Anne, songea-t-il, il m’en coûte de te quitter… Je ne peux t’emmener, cela tu l’as compris… Le soir où tu fus mienne, tu m’as juré de me laisser partir sans larmes… Tu resteras dans mon cœur… Sans toi, peut-être aurais-je fui Rechignac peu de temps après mon arrivée. C’est surtout pour toi et grâce à toi que je me suis accoutumé à ces murailles et à ces gens tout aussi rugueux qu’elles… Et me voilà partant au-devant de ma cousine… Car plutôt que d’y aller lui-même, Guillaume a chargé Blanquefort de la lui ramener. »
     
    *
     
    Le sentier sur lequel le baron s’engagea gravissait une colline hérissée de chênes membrus aux pieds chaussés de mousses ténébreuses. Parfois, le vieillard se retournait, comme prêt à parler ; mais non ! Il dévisageait son neveu sans imaginer qu’il était autant que lui dévoré par un mal étrange, composé de regrets informes et de souvenirs d’autant plus corrosifs pour son cœur qu’ils étaient doux, précis, à son esprit. Partir, quelles qu’en soient les raisons, c’est toujours un déchirement. Ce n’était pas, comme Guillaume paraissait le croire, une joie puissante qui, depuis quelques jours, hantait Ogier, mais une anxiété de plomb : en