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Les lions diffamés

Les lions diffamés

Titel: Les lions diffamés Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Naudin
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cinq ans, les êtres changent. Gratot devait être ce qu’il était dans sa prime jeunesse, car ses murs avaient certainement tenu bon. Mais son père, sa mère et Aude ? La chair d’un visage et d’un corps n’a pas la dureté de la pierre. Il conservait de ces êtres chers quelques rares et fragiles images. Qu’étaient-ils devenus sous l’afflux des tourments et l’enchaînement des saisons ? Les rares plis serrés dans les bagues des coulons qui, de loin en loin, réintégraient le pigeonnier de Rechignac, se révélaient toujours d’une brièveté inquiétante : « Tout va bien. » Frère Isambert n’en était point le scripteur. Pourquoi ? Quant aux chevaucheurs que Guillaume envoyait une fois l’an à Gratot pour l’échange des messagers ailés dont certains, parfois, n’atteignaient point leur juchoir, ils se montraient, à leur retour, d’une réserve invincible. Leur commentaire ne changeait jamais : « Votre père, votre mère et votre sœur sont en bonne santé. » Rien d’autre. Leur dévouement et leur taciturnité avaient contribué à leur choix.
    — Tels que je connais Tancrède et Blanquefort, dit le vieillard sans même se retourner, ils auront quitté Lubersac hier au petit jour. Ils auront passé la nuit au Chêne d’Or d’Excideuil… C’est sûrement là que nous les rejoindrons.
    Ogier ne trouva rien à répondre. Guillaume continua :
    — Tu verras comme elle a changé. La dernière fois que je l’ai visitée – par Dieu, ça fait six mois ! – je l’ai à peine reconnue. Je te l’ai dit : elle a toujours ses longues tresses noires. Elle a appris cent façons courtoises, à ce qu’il paraît. Elle ne te reconnaîtra pas, sans doute.
    Ogier haussa les épaules. Que Tancrède et lui se reconnussent ou non, quelle importance ? Ils allaient échanger quelques civilités puis, dans une semaine, prononcer, avant ou après un baiser, un adieu définitif. Ensuite, il cheminerait vers Gratot.
    — Elle a dix-huit ans comme toi, mais elle est un peu plus petite.
    — Et alors ? grommela Ogier.
    Il était haut de cinq pieds cinq pouces, les épaules larges, les jambes longues, musclées. Le chaperon de laine grise qu’une brindille accrocha, bien qu’il se fut courbé pour passer sous des ramures que son oncle n’avait pas effleurées, dégagea son front haut, précocement ridé. Il se recoiffa brusquement, laissant à l’air une touffe de cheveux blonds. Anne les lui coupait à l’écuelle. « Tu es beau, mon cœur ! » s’écriait-elle parfois.
    « Beau, moi ? » s’interrogea-t-il, incrédule.
    Dans son visage rasé, sous des sourcils épais, bien arqués et presque roux, seuls, ses yeux – imperceptiblement clignés pour concentrer son intérêt sur ces arbres et ces taillis qu’il ne reverrait plus – méritaient peut-être les compliments de la jouvencelle. Il les avait grands et vairs, pareils à ceux de Titus, son faucon. Les oreilles fortes, mais bien collées ; le nez petit et droit, les lèvres épaisses, le menton net, il lui arrivait de se trouver laid en s’arrêtant devant le miroir d’acier poli accroché dans sa chambre ou en se dévisageant, tout simplement, dans l’eau de sa bassine avant de procéder à ses ablutions.
    Il frissonna. Était-ce parce qu’il la quitterait bientôt, elle aussi ? Il se sentait soudain comme envoûté par l’arôme étrangement charnel de cette forêt à peine délivrée de la sujétion des ténèbres. Elle frissonnait çà et là, poudrée de givre sur ses talus, arrosée, à travers le crible des ramures, d’une lumière sirupeuse dont les lueurs ruisselaient sur les écailles des châtaigniers et des fayards, et pailletaient d’or humide la bourre rousse, crissante, des fougères où les chevaux s’enfonçaient d’un même pas paisible.
    — À quoi penses-tu ? demanda le baron sans se retourner.
    Ogier mentit délibérément :
    — Je pensais que la pluie, bientôt, retombera.
    Il se reprocha d’avoir usé d’une aussi piètre échappatoire plutôt que d’exprimer franchement ce qu’il éprouvait. Tout d’abord cette joie sourde et fiévreuse à l’idée de revoir son père et de lui prouver qu’il savait à pied comme à cheval manier toutes les armes, et que la revanche était proche. Ensuite, ce chagrin d’avoir à quitter aussi l’opulente forêt en laquelle, présentement, il chevauchait. Car avec une espèce de vertige d’autant plus étourdissant qu’il

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