Les lions diffamés
auquel ils se soumettaient. Lorsqu’ils le provoquaient – hors de la présence de son oncle, de Vivien et de Blanquefort –, au moyen d’allusions ineptes sur la beauté d’Anne ou l’affection de Saladin, suivies de ricanements imbéciles, il feignait de manquer d’oreille. Cette sérénité, parfois difficilement simulée, constituait la plus élémentaire concession aux bons usages, et peu lui importait qu’elle pût ressembler à de la couardise. S’ils avaient eu connaissance des terribles châtiments infligés à son père et aux lions des Argouges, la provocation des trois larrons eût été franche, un affrontement sans merci l’eût suivie…
Le damoiseau cracha tant le fiel, à évoquer ce trio détesté, lui était monté à la gorge. Blanquefort retint Veillantif et se laissa rejoindre par Guillaume.
— Nous avons quitté le Chêne d’Or dès que possible. Il y avait, là-bas, un capitaine et deux sergents… Ils m’ont dit que les Anglais marchent sur Bergerac.
— Édouard est à leur tête ?
— Non… Il paraît qu’il a reçu des promesses d’alliance provenant de Bretagne, de Guyenne et du Périgord… Vingt grands seigneurs de chez nous se sont ralliés à sa cause, et parmi eux, le sire de L’Esparre, le sire de Chaumont, le sire de Mussidan, les barons de Labret, Pommiers, Montferrand, Landuras.
— Tu confirmes ce que nous savions et craignions.
— Le connétable qu’Édouard a chargé de conquérir le Périgord est Henry de Lancastre, comte de Derby… Le débarquement s’est fait à Bayonne. Quarante mille hommes.
— Qui commande cette truandaille ?
— La plupart des chefs que nous avons affrontés : les comtes de Pennebruich, le baron de Stanford, Gautier de Masny et moult autres.
— De toute façon, dit Guillaume, ils n’iront pas plus loin que Bergerac.
— On s’y bat peut-être, hâtons-nous.
Poussant Veillantif, Blanquefort prit la tête du petit groupe. Ogier se retrouva auprès de Tancrède.
— Tu vas trouver du changement, cousine.
— Je m’en doute… Hugues m’a dit que tu avais déraciné trois chênes, en forêt, pour les planter près du puits, et que le donjon est achevé depuis quatre mois… Claresme et moi y avons une chambre.
— Ton père a voulu m’y loger. J’ai préféré garder celle que j’ai dans la Mathilde.
— Comment vont Margot et Gersende ?
Ogier n’hésita pas :
— Margot, bien… Gersende ? Blanquefort ou ton père aurait pu t’en parler !… Elle est morte un an après ton départ.
— Morte ? Comment ?
Ogier s’était attendu à du chagrin, sinon du désespoir or, Tancrède avait subi le coup sans douleur apparente.
— Un matin, on l’a trouvée étranglée, derrière la chapelle… Violée, bien sûr… On n’a jamais su qui avait fait cela.
Il avait des soupçons : Jean de Saint-Rémy, le père de Didier, en visite au château pour deux jours. Mais à quoi bon en dire davantage puisque cette perte n’attristait pas Tancrède.
— Cinq ans, dit-elle, c’est long.
Il l’approuva. Pour lui, l’essentiel de sa vie, depuis cinq ans, c’était Anne. C’étaient aussi, jour après jour, l’exercice des armes, les soins à donner aux chevaux, la chasse, les courses sur Marchegai, les lents cheminements jusqu’aux lieux des joutes auxquelles participait Guillaume. Et elle, que faisait-elle pendant ce temps chez les nonnes de Lubersac ?
À la suite du sénéchal et des sergents, ils entrèrent dans la forêt. Tancrède talonna Roxelane qui bondit et rejoignit Veillantif, tandis que Guillaume retenait Broiefort. Sous la lisière des moustaches, les lèvres du baron perdirent leur sinuosité mauvaise :
— Souviens-toi, Ogier… Nous avons vu souvent des cerfs en ces lieux… Tiens, là, je t’ai montré tes tout premiers galis [149] !
À lui aussi, des souvenirs revenaient. Ils devaient être vifs, ardents, et d’autant plus venimeux qu’ils étaient inattendus.
Sur le chemin qui les avait conduits, cinq ans plus tôt, de la Broye en Périgord, sans doute le vieillard avait-il décidé : « Je ferai d’Ogier un homme de ma trempe. Je le traiterai comme un fils et lui me prendra pour son père. Il aimera la vie qu’on mène auprès de moi au point d’y vouloir demeurer, sauf quand il lui faudra partir pour l’ost. » Il s’était complu dans ces errements.
— Jamais, ailleurs, tu ne trouveras terres aussi giboyeuses.
« Que dois-je faire ou
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