Les Mains du miracle
sentiment que
Kersten connaissait peu. Pourtant, elle habitait tous les muscles de son visage
et de son corps massifs, lorsqu’il se présenta devant Himmler. Son patient,
souriant et amical, ne s’en aperçut même pas. Il s’écria :
— Excusez-moi, cher monsieur
Kersten, si je vous ai causé tant de difficultés, mais vous avez entendu la
radio, ce matin ?
— Non, dit Kersten, les
mâchoires serrées.
— Quoi ? dit Himmler. Vous
ne savez vraiment pas ce qui s’est passé ?
— Non, dit Kersten.
Alors Himmler cria
joyeusement – et l’expression de son visage était celle d’un homme qui
annonce à son ami la meilleure nouvelle du monde :
— Nos troupes sont entrées en
Hollande. Elles vont délivrer ce pays frère, ce pays purement germanique, des
capitalistes juifs qui l’ont asservi.
Pendant sa mise en résidence forcée,
Kersten avait eu le temps de nourrir beaucoup de craintes. Mais ce qu’il venait
d’entendre dépassait de loin ses pires pressentiments.
La Hollande… Les Hollandais… le pays
et les gens qu’il aimait le plus… cette terre paisible… ces hommes, ces femmes
si débonnaires… attaqués traîtreusement par toute cette force brute.
Les S.S. étaient déjà là-bas, et la
Gestapo allait suivre, et leur grand chef riait de ses pommettes mongoloïdes.
— En ce cas, je n’ai plus rien
à faire ici, je pars pour la Finlande, dit Kersten.
Il ne se possédait plus. Si prudent
à l’ordinaire, et placide, il lui était égal, en cet instant, de provoquer la
fureur de Himmler. Il la souhaitait presque.
Mais Himmler ne montrait aucun
ressentiment. L’expression qui dominait sur son visage était une sorte
d’étonnement peiné, d’affectueux reproche. Il dit sans hausser la voix :
— J’espère que vous resterez,
j’ai besoin de vous.
Puis, s’animant un peu :
— Comprenez donc ! Si je
vous ai empêché d’aller en Hollande, si je vous ai retenu dans votre maison de
campagne, c’était uniquement par sollicitude pour vous, par amitié. Il n’y
avait pas seulement les dangers de guerre, bombardements, et autres. Un péril
encore plus grand vous menaçait. Vous êtes très mal vu par nos hommes, là-bas, les
nationaux-socialistes hollandais et leur chef Mussert. Et dans les premières
heures de victoire, les exécutions vont vite.
Himmler fit une légère pause avant
de continuer, comme à regret :
— Mettez-vous à leur
place : ils savent combien vous êtes lié avec cette Cour de Hollande
complètement enjuivée et dont nous allons délivrer un peuple de pur sang
germanique.
Kersten regardait Himmler et
pensait :
« Il le croit ; il le
croit vraiment. Pour lui, la reine Wilhelmine et sa famille et ses ministres
sont des agents juifs. Et le peuple hollandais, si libéral, si peu raciste, si
farouchement épris de son indépendance, il croit vraiment que ses nazis et ses
S.S. vont en être les libérateurs. Il n’y a rien à faire. »
Il ne restait plus chez Kersten
qu’une amertume sans fond. Il dit :
— Je vais réfléchir, mais, en
tout cas, je ne resterai pas longtemps en Allemagne.
En quittant le Quartier Général
S.S., Kersten se fit conduire directement à la Légation de Finlande et annonça
qu’il voulait partir le plus tôt possible. Les diplomates qui composaient le
haut personnel de la mission gardèrent un instant le silence. Kersten, d’après
leur visage, devina ce qu’ils pensaient. La Finlande sortait d’une guerre
terrible. Elle avait dû céder à la Russie des provinces, des villes fortes. Sa
défense était démantelée, son peuple exsangue. Elle ne pouvait survivre
qu’épaulée par l’Allemagne, et le départ de Kersten risquait de changer en
ennemi l’un des hommes les plus puissants du III e Reich.
La réponse qui fut donnée au docteur
confirma ses suppositions.
— Vous avez l’âge d’être
mobilisé par nous, comme officier et comme médecin, lui dit-on en substance,
mais il est beaucoup plus utile pour notre pays que vous demeuriez auprès de
Himmler. Là est votre devoir national, là votre poste véritable.
Ces gens avaient raison.
Quelle que fût la répugnance de
Kersten, quel que fût son tourment, il lui fallait rester.
CHAPITRE IV
Premières armes
1
Le 10 mai 1940, la
situation de Kersten se résumait ainsi :
Son pays d’origine –
l’Estonie – était annexé à la Russie soviétique contre laquelle, en 1919,
il avait porté les armes ; il y était
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