Les Mains du miracle
Reichsführer, lorsqu’il souffrait, se
laissait aller devant son médecin aux confidences militaires et politiques,
avec une indiscrétion difficile à croire.
Après quoi, Kersten exposa les
scrupules qu’il éprouvait à continuer en pleine guerre ses soins au chef des
S.S. et de la Gestapo.
— Mais il n’y a pas à hésiter
un instant, lui répondit-on. Vous devez traiter Himmler plus et mieux
que jamais. Vous devez conserver, accroître, cette étonnante confiance qu’il
vous montre. Et nous renseigner, nous aider. C’est d’une importance capitale.
Kersten promit de faire son
possible.
Il s’étonna un instant – lui
qui avait tant voulu protéger sa douillette vie personnelle, lui dont
l’indifférence et l’ignorance dans le domaine des affaires publiques étaient
devenues proverbiales chez ses amis – de voir qu’il acceptait désormais
une part, un rôle dans le jeu politique. Et quel jeu ! Mais il n’y pouvait
rien. De même qu’il lui avait été impossible de garder le silence quand Himmler
insultait à tous les sentiments décents, de même il fallait bien se mettre au
service de son pays dans une crise aussi terrible.
En pensant à cela Kersten ne
ressentait ni fierté, ni satisfaction particulières. Il n’était qu’un bon
bourgeois honnête. Il acceptait, comme en dehors, et malgré lui, les conséquences
de l’honnêteté.
Il devenait difficile de protéger
une existence bien close dans sa coquille, contre les souffles furieux qui
secouaient l’Europe.
11
Le 20 décembre, Kersten amena sa
famille à Hartzwalde.
En passant par Berlin, il avait
téléphoné à Himmler, mais ne l’avait pas vu. Celui-ci n’avait pas besoin de
soins.
À Noël, au Nouvel An, la guerre
contre les Alliés durait toujours, malgré les prédictions du Reichsführer. Et
une autre s’y était ajoutée, qui touchait Kersten au plus profond : la Russie
avait attaqué la Finlande.
Kersten avait fait tout ce qui était
humainement possible afin d’aider son pays dans une lutte fantastiquement
inégale. En Hollande, il avait obtenu pour lui de l’argent. En Angleterre, des
fourrures. En France, des médicaments et des ambulances. En Italie, grâce au
comte Ciano, son ancien patient, des armes et des avions. Mais, de l’Allemagne,
il ne pouvait rien tirer. L’accord Hitler-Staline, signé quelques jours avant
le commencement de la guerre mondiale, imposait au III e Reich
une neutralité bienveillante à l’égard de la Russie.
Arrivé à Hartzwalde, le docteur
s’efforça d’oublier tout motif de trouble et d’angoisse. Son entraînement à la
concentration spirituelle l’y aida beaucoup.
En outre, il y avait le domaine
lui-même. Sur cette large terre peuplée de bois et traversée d’eaux vives, la
coquille de protection se reformait toute seule, aisément. Quelle sécurité,
quelle tranquillité dans ces paysages, dans cette maison, construite, aménagée
par Kersten selon ses goûts ! Quel plaisir inépuisable de se promener
lentement dans les allées, dans les clairières, appuyé sur une grosse canne à
lourd pommeau, ou de rouler à travers les arbres centenaires dans une petite
charrette à deux roues attelée d’un cheval paisible. Comme on était bien dans
Hartzwalde pour méditer, rêver, manger, dormir.
Quant à la femme du docteur, ce
domaine était également l’endroit qu’elle préférait au monde. Elle veillait
avec passion sur l’étable, la basse-cour, et, cavalière consommée, montait les
pur-sang de l’écurie.
Enfin, depuis l’automne, Hartzwalde
abritait l’hôte le plus cher au cœur de Kersten : son père.
L’une des clauses du traité signé
entre Hitler et Staline avait livré à la Russie les Pays Baltes. Comme
l’avaient fait en 1914 les autorités du Tzar, les Soviets déportèrent en masse
les habitants vers le Turkestan et la Sibérie. Il fut permis, toutefois, à ceux
qui étaient allemands par naissance, de regagner leur pays d’origine. Frédéric
Kersten s’était réfugié dans la propriété de son fils.
La nouvelle épreuve n’avait atteint
ni la santé, ni la bonne humeur, ni la puissance de travail de cet étonnant
vieillard trapu et noueux comme un paysan indestructible. Enlevé à son foyer au
début de la première guerre mondiale, chassé au début de la seconde, et, cette
fois, sans espoir de retour, il aimait à répéter :
— Je n’étais déjà plus un jeune
homme quand, avant ces deux guerres-là,
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