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Les Mains du miracle

Les Mains du miracle

Titel: Les Mains du miracle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Joseph Kessel
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enfance, le
plein air et les occupations de la campagne. Elle dirigeait la basse-cour,
augmentait le nombre des vaches et des porcs. Les restrictions alimentaires
commençaient à se faire sentir et Irmgard savait combien la bonne chère
comptait pour son mari.
    À Berlin, Élisabeth Lube tenait la
maison et, dans ses loisirs, Kersten cultivait quelques belles personnes, car
les penchants amoureux et le goût de la diversité demeuraient chez lui très
puissants.
    Tout était en place, tout était
pareil à l’ordre d’autrefois. Mais, en même temps, tout était changé. Il y
avait pour cet épicurien, pour ce sybarite, l’intérêt douloureux qu’il prenait
aux événements publics. Il y avait, pour un médecin uniquement attaché
jusque-là aux travaux de sa profession, un besoin nouveau et singulier de tenir
son journal où il notait les propos de Himmler sur les francs-maçons, les
Juifs, les « poulinières », de vraies femmes allemandes, destinées à
maintenir la pureté de la race aryenne.
    Il y avait, pour ce bon bourgeois
épris de liberté, l’obligation de vivre au milieu de policiers odieux entre
tous, et le sentiment d’être leur captif. Il y avait enfin, pour cet homme de
cœur, l’idée fixe que la nation qui lui était la plus chère, celle où il avait
choisi d’établir son foyer et trouvé ses meilleurs amis, étouffait sous
l’oppression d’un envahisseur sans merci. Déjà, il avait reçu des lettres de
Hollande qui lui faisaient deviner des faits épouvantables.
    Kersten mangeait bien, dormait bien,
traitait ses malades avec la même gentillesse et la même efficacité, continuait
d’avoir le teint rose, la bouche vermeille et le front débonnaire. Les gens
qu’il rencontrait pensaient de lui : « Voilà un homme heureux. »
    Cet aspect cachait un tourment
profond.
    Non seulement Kersten songeait sans
cesse au malheur qui atteignait des millions d’êtres, et auquel il ne pouvait
rien, mais encore il avait à soigner, à soulager l’homme qui en était
l’instrument principal.
    Ne plus s’occuper de lui ?
    Le tour qu’avaient pris les
événements empêchait un refus.
    Faire seulement semblant de le
traiter ?
    Rien n’était plus facile, mais le
culte qu’avait Kersten pour son métier, toute son éthique professionnelle, lui
interdisaient d’y penser. Un malade, quoi qu’il pût faire dans l’existence,
n’était pour son médecin qu’un malade et avait droit à toute sa science et à
tout son dévouement.
    L’état de trouble et de malaise où
se trouvait Kersten, il le livra par un mot qui l’étonna lui-même.
    Le 20 juillet 1940, le
comte Ciano, gendre de Mussolini, et ministre des Affaires étrangères d’Italie,
venu à Berlin pour affaires d’État, demanda à Kersten de l’examiner, ainsi que
le docteur l’avait fait régulièrement avant la guerre. Les deux hommes avaient
de l’amitié l’un pour l’autre ; ils parlèrent librement :
    — Vous êtes vraiment le médecin
de Himmler ? demanda Ciano.
    — Hé oui ! dit Kersten.
    — Comment est-ce
possible ! s’écria Ciano.
    Sa voix exprimait tout le mépris
d’un aristocrate beau, élégant, arrogant, brillant, pour l’exécuteur des
besognes les plus sordides, les plus sanglantes.
    À sa propre surprise, Kersten
répondit :
    — Que voulez-vous, il arrive
qu’on dégringole dans son métier. Je suis tombé de haut et bien bas.
    Cet aveu, qui lui avait échappé
avant même qu’il s’en fût rendu compte, Kersten se le reprocha aussitôt. Ciano
rit aux éclats et dit :
    — Je ne le vois que trop.
    Les sourcils de Kersten se
rejoignirent ; le sillon qui, juste au-dessus, labourait son front, se
creusa. Les rapports qu’il entretenait avec Himmler ne regardaient que lui
seul. Personne n’avait à les juger et moins que tout autre l’allié de
l’Allemagne hitlérienne. Il demanda :
    — Pourquoi êtes-vous entrés en
guerre ? Vous m’avez toujours assuré que cela serait stupide et criminel ?
    Ciano ne riait plus.
    — Je suis toujours du même
avis, dit-il. Mais c’est mon beau-père qui gouverne.
    Il fit un geste comme pour chasser
des pensées importunes et reprit :
    — Vous devriez venir à Rome.
    — Je suis prisonnier ici, dit
Kersten.
    — J’arrangerai cela facilement,
dit Ciano avec superbe.
    Le soir même, il annonça à
Kersten :
    — C’est fait. Vous pouvez
venir.
    Puis il raconta la scène :
    — J’ai vu, dit-il, Himmler à
déjeuner,

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