Les Mains du miracle
ressources personnelles. Son fanatisme et son manque de besoins
faisaient de lui le seul dignitaire honnête – et d’autant plus
inaccessible – parmi les grands chefs nazis. Des fonds secrets, des frais
de représentation, il ne détournait rien à son profit et se contentait de ses
émoluments ministériels qui ne dépassaient pas deux mille marks par mois. Avec
cette somme, il lui fallait faire vivre non seulement sa femme légitime et sa
fille, mais encore une maîtresse maladive qui lui avait donné deux enfants.
Kersten prit son visage le plus
enjoué et dit gentiment, bonnement :
— Reichsführer, je ne veux rien
de vous, je suis beaucoup plus riche que vous ne l’êtes. Vous n’ignorez pas que
j’ai une très belle clientèle et que je reçois de très hauts honoraires.
— C’est vrai, dit Himmler, je
ne suis pas aussi riche que Rosterg, par exemple. Comparé à lui, je suis même
un pauvre homme. Mais cela ne fait rien, mon devoir est de vous rétribuer.
Kersten eut un mouvement plein de
bonhomie joviale et répliqua :
— Je ne prends rien des gens
pauvres. C’est un principe, chez moi. Je fais payer les riches pour eux. Quand
vous serez plus fortuné, soyez tranquille, je ne vous épargnerai point. En
attendant, laissons les choses comme elles sont.
Le torse dénudé, les jambes
pendantes, Himmler s’assit sur le divan. Jamais le docteur n’avait vu tant
d’émotion sur ses traits. Il s’écria :
— Cher, cher monsieur Kersten,
comment ferai-je pour vous remercier ?
Par quel ressort de la mémoire, par
quel ajustement de la pensée et de l’instinct, Kersten se souvint-il tout à
coup de la demande que lui avait faite Rosterg ? Parce qu’il avait entendu
Himmler prononcer le nom du grand industriel un peu auparavant ? Parce
qu’il sentit, comme dans une illumination, que c’était l’instant ou jamais de
tenter la chance ?
Kersten lui-même n’aurait su le
dire, mais il prit son portefeuille et, sans presque avoir conscience de ses
gestes, il en tira la note qui concernait le vieux contremaître socialiste.
Avec un sourire innocent, épanoui, il la tendit à Himmler en disant :
— Voilà mes honoraires,
Reichsführer : la liberté de cet homme.
Himmler eut un sursaut qui agita sa
peau et ses muscles lâches, puis il lut la note, puis il dit :
— Du moment que c’est vous qui
le demandez, naturellement je vous l’accorde.
Il cria :
— Brandt !
Le secrétaire particulier entra.
— Prenez cette fiche, lui
commanda Himmler, faites élargir le prisonnier, notre bon docteur le demande.
— À vos ordres, Reichsführer,
dit Brandt.
Il resta un instant immobile, mais
adressa à Kersten un bref regard d’approbation. Ce fut alors que Kersten acquit
la certitude définitive d’avoir en Brandt un ami, un allié sûr contre la
Gestapo et les camps de mort. Ce fut également son regard qui lui fit croire à
l’incroyable : il avait arraché une existence à Himmler.
Il se confondit en remerciements.
4
Trois jours plus tard, le
Reichsführer, complètement guéri de sa crise, demanda sèchement à
Kersten :
— Est-il vrai, ainsi que m’en
informent mes agents de Hollande, que vous avez conservé votre maison à La
Haye ?
Himmler prit à deux mains les verres
de ses lunettes à monture d’acier et se mit à les faire monter et descendre sur
son front : c’était chez lui un signe de colère. Il reprit avec
violence :
— Cela doit cesser. Il est
impossible que vous possédiez un domicile à La Haye. Je vous ai averti plus
d’une fois : le parti national-socialiste de Hollande et son chef sont
terriblement montés contre vous à cause des relations que vous avez eues là-bas
et que vous continuez d’avoir.
Le va-et-vient des lunettes
s’accentua sur le front de Himmler.
— Vous pensez peut-être,
s’écria-t-il, que nous ignorons les lettres que vous recevez, et de qui elles
sont ? Je ne veux plus vous couvrir davantage. Liquidez-moi cette maison.
Kersten comprit que toute discussion
serait inutile et même dangereuse. Il connaissait maintenant à fond le
comportement de son malade. Rendu à la santé, Himmler ne se laissait plus
influencer par lui et se montrait, même à l’égard de son docteur-magicien,
aussi fanatique et intraitable que pour tout autre.
Il fallait obéir.
Devant cette nécessité, deux
sentiments tout à fait contraires assaillirent Kersten. Il éprouvait un chagrin
profond à se séparer du
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