Les Mains du miracle
logis qui avait abrité ses années les plus heureuses
dans un pays auquel l’attachaient les liens les plus forts et les plus doux. En
même temps, il découvrait, dans l’accomplissement de ce chagrin, l’occasion
unique de retrouver ce pays qui lui était interdit.
— Je ferai ce que vous voulez,
dit-il à Himmler. Seulement, il est indispensable que je dirige moi-même le
déménagement.
— D’accord, grommela Himmler.
Mais je vous donne dix jours et pas un de plus. Et partez tout de suite.
Le 1 er septembre,
Kersten, muni des papiers nécessaires, était à La Haye. Son émotion à retrouver
une ville qu’il aimait tant fut encore plus grande qu’il ne s’y était attendu.
Chaque rue, chaque détour lui rappelaient quelque souvenir faste. Travail,
honneurs, amitiés, douces aventures, tout lui avait réussi en ces lieux, tout
lui souriait d’un passé encore proche. Mais cette joie fut de courte durée. De
la gare même, Kersten dut aller chez le grand chef de la Gestapo en Hollande.
C’était un Autrichien du nom de Rauter, bestial et retors à la fois. Il reçut
Kersten avec une rudesse qui confinait à la grossièreté. Le docteur frémit en
pensant que la liberté et la vie de millions d’hommes et de femmes dépendaient
de son arbitraire.
Kersten avait obligation de se
présenter au bureau de Rauter chaque jour. Ainsi en avait décidé Himmler
lui-même. « Question de politesse », avait-il dit au docteur, mais
d’un ton qui ne cherchait même pas à dissimuler qu’il plaçait Kersten sous une
surveillance étroite. La seule perspective d’avoir à se rendre quotidiennement
chez ce personnage assombrit à l’avance pour Kersten son séjour à La Haye.
Pourtant, il ne savait rien encore
de la manière dont Rauter exerçait son pouvoir. Il l’apprit dès qu’il eut gagné
sa maison et donné quelques coups de téléphone. Des amis affluèrent et chacun
avait une histoire plus atroce que l’autre à raconter sur la situation
désespérée où l’occupation allemande avait, par l’initiative et l’intermédiaire
de la Gestapo, placé le pays. Arrestations, famine, déportations, tortures,
exécutions sommaires, une fresque de cauchemar se développait devant Kersten.
Il écouta longtemps sans rien dire.
On ignorait en Hollande sa situation
auprès du maître des S.S. et de la Gestapo. Il fallait être prudent. Mais quand
la plupart de ses visiteurs l’eurent quitté et qu’il fut entouré seulement de
quelques hommes dont il était pleinement sûr, Kersten parla sans réserve.
— Je crois avoir acquis une
certaine influence sur Himmler, dit-il. Envoyez-moi donc régulièrement des
lettres pour m’informer sur tout ce que vous pourrez apprendre :
détentions injustifiées, vols, pillages, supplices.
— Mais comment expédier un
courrier aussi compromettant sans risques terribles pour nous et pour
vous ? demandèrent ses amis.
— Vous n’avez qu’à l’envoyer,
dit Kersten, au Secteur Postal Militaire n°35360.
Une voix s’éleva, incrédule, craintive :
— Et le secret sera…
— Absolu, j’en réponds, dit
Kersten.
Le ton interdisait toute question
nouvelle et, en même temps, commandait la confiance.
Peu après, ses amis le laissèrent.
La certitude exprimée par Kersten
n’avait rien de hasardeux. Le numéro postal qu’il venait d’indiquer était, en
effet, celui de Himmler lui-même. Ce privilège exorbitant avait été obtenu,
comme il arrive souvent pour les réussites les plus invraisemblables, avec une
extrême facilité.
Avant de quitter Berlin, Kersten,
qui prévoyait combien il pouvait lui être utile de mettre sa correspondance à
l’abri des censeurs et des espions, avait dit à Rudolph Brandt, sur un ton de
confidence gênée, qu’il allait retrouver en Hollande plusieurs femmes avec
lesquelles il avait eu des relations amoureuses. Ces femmes, il était sûr
qu’elles allaient lui écrire. Et Brandt devait comprendre, Kersten en était
persuadé, combien il était déplaisant pour lui de penser que des lettres
d’amour seraient lues par des censeurs. Surtout, avait ajouté Kersten, que
personne, jamais, n’était à l’abri de l’indiscrétion et que sa femme risquait
d’apprendre l’existence de ses liaisons.
Alors Brandt, qui ne cachait plus
une vive amitié pour le docteur, lui avait dit : « Prenez donc le
secteur postal de Himmler. C’est moi qui trie le courrier, je vous donnerai vos
lettres. » Et comme
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