Les Mains du miracle
et je lui ai demandé : « Donnez-moi Kersten un mois ou
deux, j’ai besoin de son traitement pour des maux d’estomac. » Himmler m’a
regardé sans amitié. Il me déteste autant que je le méprise. Il a
répondu : « Nous avons besoin de Kersten ici. » Je l’ai regardé
alors à mon tour et de telle façon qu’il a pris peur ; il sait combien les
bons rapports avec l’Italie sont importants pour l’Allemagne en ce moment. Il
sait l’influence de mon beau-père sur Hitler. Il s’est repris et m’a dit :
« On verra… seulement, remarquez bien, je n’ai pas le pouvoir de disposer
de Kersten. Il est finlandais. » Le bon apôtre ! À quoi j’ai
répliqué : « Nous sommes au mieux avec les Finlandais, je vais en
parler à l’ambassadeur. » Que voulez-vous que fît Himmler ? Pour ne
pas perdre la face, il s’est empressé de dire : « Oh ! ce n’est
pas la peine. Le docteur pourra vous suivre. »
Kersten secoua la tête.
— Je vous remercie, dit-il,
mais ma femme attend un enfant, je ne peux pas la laisser seule.
— Qu’à cela ne tienne !
Prenez votre femme ! s’écria Ciano. Votre enfant sera romain.
— Non, vraiment, dit Kersten,
les difficultés seraient trop grandes.
Était-ce la raison véritable de son
refus ou bien éprouvait-il un scrupule obscur, qui, par ces temps terribles,
lui interdisait de goûter en paix la félicité du ciel de Rome ?
3
Au début d’août, Irmgard Kersten accoucha
d’un fils dans les meilleures conditions. Le docteur, après quinze jours passés
auprès d’elle à Hartzwalde, reprit ses occupations à Berlin.
Il reçut alors la visite de Rosterg,
le grand industriel auquel il devait son domaine et dont les instances l’avaient
amené à soigner Himmler.
Rosterg lui dit :
— Je viens vous demander un
service que seul vous pouvez me rendre. J’avais dans le personnel de mes usines
un bon vieux contremaître, honnête, consciencieux, tranquille, mais
social-démocrate. Pour ce crime, il a été envoyé dans un camp de concentration.
Je sais que vous avez la confiance et l’amitié de Himmler. Faites libérer le
pauvre homme.
— Mais je n’y peux rien !
Himmler ne m’écoutera même pas ! s’écria Kersten.
Sa réponse était d’une sincérité absolue.
L’idée qu’il pût obtenir une faveur de cette sorte n’avait jamais effleuré son
esprit. La simple hypothèse d’intervenir auprès de Himmler lui faisait peur.
Mais Rosterg avait de l’obstination
et de l’autorité.
— Vous verrez bien, dit-il. En
tout cas, voici une fiche avec toutes les données sur l’affaire.
— Je veux bien la prendre, mais
je ne promets rien, car je n’ai aucune influence, dit Kersten.
Il enfouit la note de Rosterg dans
le fond de son portefeuille et, en vérité, l’oublia complètement.
Deux semaines passèrent.
Le 26 août, Himmler eut une
crise de crampes déchirantes. Kersten accourut à la Chancellerie et, comme à
l’ordinaire, allégea rapidement les souffrances de son malade. Mais la crise
avait été si violente que, même lorsqu’elle fut dissipée, Himmler demeura
couché à moitié nu sur son divan.
Du fond de sa faiblesse
bienheureuse, il considéra Kersten avec une gratitude sans bornes :
— Cher monsieur Kersten,
dit-il, et sa voix exténuée tremblait d’émotion, que ferais-je sans vous !
Jamais je ne saurai vous exprimer combien je vous suis reconnaissant, d’autant
plus que j’ai très mauvaise conscience à votre égard.
— Que voulez-vous dire ?
demanda Kersten avec un étonnement mêlé d’inquiétude.
La réponse le rassura.
— Vous me soignez si bien, dit
Himmler, et je ne vous ai pas encore payé le moindre honoraire.
— Vous savez bien,
Reichsführer, que je ne fixe pas mes honoraires par séance, mais par cure
entière, dit Kersten.
— Je sais, je sais, dit
Himmler. Cela n’empêche pas que j’aie très mauvaise conscience. Vous avez à
vivre et comment vivre sans argent ? Il faut me dire la somme que je vous
dois.
Ce fut alors que vint à Kersten
l’une de ces intuitions qui sont décisives pour toute une vie. Il sut que, s’il
acceptait d’être payé par Himmler, il deviendrait à ses yeux un médecin
ordinaire, un simple salarié à son service et que Himmler se sentirait dégagé
de toute obligation à son égard dans la mesure même où son traitement lui
coûterait cher. Car Himmler, et Kersten le savait, ne disposait que de très
modestes
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