Les Mains du miracle
attendait son ami, homme d’âge mûr, et de santé précaire, le fit frémir. Il
dit d’un seul mouvement :
— Je garantis son innocence, il
n’a rien fait contre les Allemands, libérez-le.
Une expression d’incrédulité passa
sur le visage de Rauter. Quoi ! Un étranger, un suspect, soumis à son
contrôle quotidien, se permettait de donner des avis, presque des ordres !
Il frappa du poing contre la table et se mit à hurler :
— Libérer un salaud ? Pour
rien au monde, et surtout pas après votre demande. Et un bon conseil :
mêlez-vous de vos affaires, sinon, gare !
La colère engendre la colère.
Kersten, si calme à l’ordinaire, se sentit soudain enragé. Il ne pouvait pas
accepter de telles insultes. Il devait mater, humilier cette brute. N’importe
comment !
Des remous de la fureur une idée surgit,
que, en tout autre temps, il eût jugée folle. Mais sa rage lui donna
l’impulsion qu’il fallait pour la suivre. Il demanda froidement :
— On peut téléphoner
d’ici ?
Rauter s’attendait à tout, sauf à
cela.
— Évidemment, dit-il.
— Très bien, dit Kersten.
Demandez-moi Himmler, à Berlin.
Rauter quitta son fauteuil d’un
bond. Il cria :
— Mais c’est impossible.
Im-pos-si-ble. Même pour moi. Quand je veux téléphoner à Himmler, je dois
passer par Heydrich, le chef de tous nos services, vous comprenez, et vous,
vous n’êtes rien qu’un civil sans titre, sans mission.
— Essayez toujours, on verra,
dit Kersten.
— D’accord, dit Rauter.
On allait voir, en effet, comment
serait châtié, pour atteinte aux règlements les plus rigoureux, ce gros médecin
infatué de lui-même jusqu’à l’impudence.
Rauter décrocha le téléphone,
transmit la demande de Kersten et fit semblant de s’absorber dans ses dossiers.
Cinq minutes ne s’étaient pas
écoulées que la sonnerie crépita. Rauter prit l’écouteur avec un rictus de
mauvais augure. On allait bien voir, en vérité…
Une surprise qui tenait de la
panique envahit ses traits. Il poussa l’appareil vers le docteur. Himmler était
au bout du fil.
Si Kersten l’avait pu, il eût annulé
son appel. L’attente lui avait permis de réfléchir. Il connaissait Himmler et
sa détermination aveugle à couvrir les chefs de ses services.
La démarche qu’il entreprenait
n’avait pas la moindre chance de réussite. Mais il n’était plus de recul
possible.
Alors Kersten se rappela Bignell et
les tourments qui lui étaient promis. La colère lui revint. Il saisit le
téléphone et dit presque avec violence :
— Un de mes meilleurs amis
vient d’être arrêté, je me porte garant pour lui, faites-moi plaisir,
Reichsführer : qu’on suspende l’affaire.
Himmler ne semblait pas avoir entendu
le docteur.
Il demanda d’une voix dolente et
fébrile à la fois :
— Quand revenez-vous ?
J’ai très mal.
Kersten éprouva un soulagement
immense. Le sort se déclarait pour lui. Himmler souffrant et qui appelait son
guérisseur à l’aide n’était plus pour Kersten le bureaucrate fanatique et
souverain du supplice et de l’extermination. C’était l’autre Himmler, la pauvre
pâte humaine, malléable à volonté, le drogué prêt à tout pour sa drogue.
— Mon délai de séjour ici
n’expire que la semaine prochaine, dit Kersten, et si mon ami est arrêté, je
reviendrai à Berlin complètement abattu.
— D’où téléphonez-vous ?
cria Himmler.
— Du bureau de Rauter, dit
Kersten.
— Passez-le-moi, vite !
ordonna Himmler.
Le chef de toute la Gestapo des
Pays-Bas prit l’écouteur, debout, les talons joints, le buste raide, le visage
figé. Pendant toute la conversation, il conserva cette attitude. Et tout ce que
Kersten entendit fut :
— À vos ordres,
Reichsführer !
— Reichsführer, à vos
ordres !
Puis Rauter donna de nouveau le
téléphone à Kersten, et Himmler dit à ce dernier :
— Je vous fais confiance. Votre
ami sera libre, mais rentrez, rentrez le plus vite possible.
— J’obéis de tout cœur et c’est
de tout cœur que je vous remercie, dit Kersten.
La communication fut coupée. Il y
eut entre Kersten et Rauter un long et profond silence. Les deux hommes se
regardaient fixement et comme sans se voir, en proie à un étonnement qui
suspendait en eux l’exercice des sens. Mais, tandis que chez Rauter la stupeur
était simplement celle de l’humiliation et de l’impuissance, il s’agissait de
bien autre chose pour
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