Les Mains du miracle
Kersten demandait si le moyen était vraiment sûr,
Brandt avait répondu : « C’est le seul numéro en Allemagne qui soit
inviolable. »
Mais Himmler donnerait-il son
accord ?
— J’ai de bonnes raisons pour
le croire, avait dit Brandt en souriant.
Il comptait sur une faiblesse du
Reichsführer, bien connue dans son entourage, et souvent moquée par les
officiers S.S. de haut rang. Himmler, ce pédant chétif et malingre, étriqué au
moral comme au physique, dont la vie était strictement, petitement réglée entre
ses dossiers, son régime alimentaire, son épouse et sa maîtresse d’une égale
insignifiance, rêvait d’être en personne le surhomme dont il voulait faire le
prototype de l’Allemand : athlétique, guerrier, mangeur et buveur
intrépide, étalon inépuisable pour la reproduction de la race élue.
Parfois il essayait de vivre ce
rêve. Il convoquait son état-major pour des exercices de gymnastique auxquels
il prenait part. La misère de ses muscles, sa gaucherie, sa raideur faisaient
alors de lui une silhouette risible et clownesque, une sorte de « Charlot
parmi les S.S. ». Ses mouvements étaient la caricature de ceux
qu’exécutaient en même temps que lui des corps violents et souples, rompus,
endurcis à toutes les épreuves.
Le contraste était si manifeste que
le Reichsführer finissait par s’en rendre compte et retournait avec un
acharnement redoublé à son travail, à ses rapports secrets, à la liste
interminable de ses victimes, au sentiment de ses pouvoirs terribles.
Mais l’image du héros charnel, dont
il souffrait tant qu’elle ne fût pas la sienne, continuait à nourrir son esprit
de songes exaltés.
Cette frustration chronique,
organique, servit à merveille les desseins de Kersten.
Du prétexte que le docteur avait
inventé pour assurer le secret de sa correspondance – histoires de femmes
à cacher – Himmler tira un plaisir extrême.
Dès qu’il fut informé par Brandt, il
en parla à Kersten avec approbation et chaleur. Par-là, un rapport nouveau
s’établissait entre eux. Ce n’était plus celui de malade à médecin, mais
d’homme à homme, de mâle à mâle, complices en leur virilité – et comme
l’auraient fait deux reîtres de la Vieille Allemagne.
Pour tromper un rêve qu’il ne
pouvait exaucer, Himmler, qui se méfiait de tout et de tous, accorda
joyeusement à Kersten l’asile tabou de son Secteur Postal.
Cette extraordinaire faveur permit à
Kersten d’organiser en quelques jours un véritable réseau de renseignements
personnels en Hollande. Il avait des informateurs partout ; il choisit les
plus discrets, les plus avertis, pour correspondre avec lui.
Kersten avait passé cinq jours à La
Haye, c’est-à-dire la moitié du temps que Himmler lui avait accordé, quand
arriva chez lui, de très bonne heure, et alors qu’il était encore couché, un
ami à bout de souffle qui balbutia :
— Docteur, docteur, la police
allemande entoure depuis l’aube la maison de Bignell, perquisitionne et menace
de l’arrêter.
Bignell était antiquitaire et
commissaire-priseur. Kersten avait acheté ses meilleurs tableaux de maîtres
flamands par son intermédiaire et s’était pris pour lui d’une grande sympathie.
Il se leva, s’habilla, saisit sa
canne, monta dans le premier tramway à sa disposition, gagna la maison de
l’antiquitaire. La police, en effet, la cernait et en interdit l’entrée à
Kersten. Il monta dans un autre tramway et se rendit au Quartier Général de la
Gestapo en Hollande, chez Rauter, le grand chef.
Celui-ci vit entrer le docteur sans
étonnement : Kersten avait à se présenter à lui chaque jour.
À l’ordinaire, Kersten écourtait le
plus possible l’odieuse formalité. Il entrait et, aussitôt après un grognement
qui servait de salut à Rauter, s’en allait. Cette fois, il ne quitta pas les
lieux aussi vite. Une fois observés les rites habituels, il dit d’un ton
neutre :
— J’ai voulu rendre visite, ce
matin, à mon ami Bignell, mais on perquisitionnait chez lui et on m’a empêché
de pénétrer dans la maison.
— C’est un ordre, dit Rauter en
fixant sur Kersten ses yeux cruels. Un ordre de moi. Bignell est un traître en
rapport avec Londres. Après la perquisition il ira en prison (Rauter eut un
sourire glacé) où je l’interrogerai.
En arrivant au siège de la Gestapo,
Kersten s’était promis de rester maître de ses nerfs. Mais la perspective de ce
qui
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