Les Mains du miracle
Kersten.
Certes, il lui était déjà arrivé
d’arracher une victime à Himmler : le vieux contremaître de Rosterg. Mais
l’occasion avait été vraiment unique. Il avait, en fait, échangé le montant de ses
honoraires contre la liberté d’un homme. De plus, l’affaire avait eu lieu en
Allemagne, et le pauvre vieux n’était coupable que d’appartenir au parti
social-démocrate. Ici, quelle différence ! Bignell était accusé d’un crime
de haute trahison. Et par qui ? Par Rauter lui-même, le grand maître de la
Gestapo de tous les Pays-Bas. Et il avait suffi à Kersten d’un mot pour
l’emporter sur lui.
Le docteur passa lentement une main
sur son front buriné. Il ressentait une sorte de vertige.
Enfin Rauter rompit le silence.
— Himmler m’a donné l’ordre de
libérer Bignell, dit-il. Moi, je sais que Bignell est un traître, mais un ordre
est un ordre. Je vais vous donner une voiture et l’un de mes hommes de
confiance. Allez le chercher vous-même.
Rauter avait parlé à son ordinaire,
brutalement. Il dut se souvenir du crédit que Kersten avait auprès de Himmler,
car il obligea son visage à la grimace de l’amabilité et demanda :
— Cela vous fait plaisir ?
— Beaucoup, et je vous en
remercie beaucoup également, dit Kersten.
Ni la rudesse de Rauter, ni sa
colère n’avaient effrayé Kersten, mais le sourire forcé auquel les yeux cruels
ne prenaient aucune part lui donna un profond malaise : cet homme ne
pardonnerait jamais.
Rentré chez lui après avoir libéré
Bignell, Kersten ne laissa pas un moment de répit aux gens qui travaillaient
dans sa maison. En vingt-quatre heures, tout fut mis en caisses. Cependant,
quand il prit le train pour Berlin, Kersten n’emmena rien avec lui et laissa
ouverte sa demeure de La Haye, contrairement aux ordres de Himmler. Il voulait
se ménager un prétexte pour revenir.
Himmler en fut averti aussitôt par
Rauter, mais sans doute se sentait-il trop malade et avait trop besoin de
Kersten pour prendre ombrage de sa désobéissance. En tout cas, il ne lui en dit
pas un mot.
CHAPITRE V
Gestapo
1
Brandt, que ses fonctions de
secrétaire privé auprès de Himmler mettaient à même de savoir beaucoup de
choses, félicita Kersten de son succès pour la libération de Bignell. Il fit
remarquer toutefois au docteur que Rauter avait l’appui absolu de Heydrich, le
grand chef de tous les services de la Gestapo, à l’étranger comme en Allemagne.
Et Heydrich n’oublierait jamais que Kersten avait humilié l’autorité de son
représentant en Hollande et la sienne propre en s’adressant par-dessus sa tête
à Himmler.
— Soyez prudent, acheva Rudolph
Brandt.
Kersten fit part de cette
conversation à Élisabeth Lube qui tenait sa maison à Berlin. Il ne lui cachait
rien. C’était une habitude prise vingt années auparavant, alors que, très
jeune, très seul et très pauvre, il avait trouvé en elle une sœur aînée.
Par contre, à l’égard de sa femme
qui vivait à Hartzwalde, sans presque en bouger, un instinct de protection lui
commandait de la laisser ignorer complètement la partie de sa vie qui commençait
à devenir dangereuse.
Élisabeth Lube écouta le docteur en
silence, hocha la tête et dit :
— Quoi qu’il arrive, tu as eu
raison. Ce vampire de Himmler, il faut bien qu’il serve à quelque chose.
Cependant Himmler, rétabli de sa
crise, ne parlait que de la victoire allemande toute proche. Hitler l’avait
promis une fois de plus.
C’était le temps de la bataille
aérienne d’Angleterre. Les bombardiers de la Luftwaffe, disait Himmler,
allaient rendre le peuple britannique à la raison. Il se débarrasserait de Churchill,
ce Juif, et demanderait la paix.
Mais les pilotes anglais gagnèrent
leur bataille et les lettres de Hollande commencèrent d’arriver pour Kersten au
seul numéro postal qui fût inviolable dans toute l’Allemagne.
Brandt lui transmettait, avec un
clin d’œil complice, et un toute innocence, les enveloppes qu’il croyait
remplies d’effusions tendres. Kersten répondait par un clin d’œil de même
nature et emportait les messages.
Au début, il eut peur. Chaque lettre
qu’il recevait au Quartier Général S.S., il avait l’impression qu’elle brûlait
sa peau à travers les vêtements. Mais quand il en avait, chez lui, achevé sa
lecture, il oubliait le risque encouru. Ce n’était qu’un long cri de détresse,
un appel désespéré.
Il était naturellement
Weitere Kostenlose Bücher