Les Mains du miracle
pour le docteur, il n’y avait point de différence entre les autres hommes et
ceux que le national-socialisme tenait pour indignes de vivre. Mais ces
entretiens étaient purement abstraits et Himmler pouvait s’offrir le luxe de
les mener avec un sourire d’ironie supérieure ou les rompre d’un haussement
d’épaules. Maintenant, il s’agissait de tout autre chose. Du plan des idées,
l’opposition de Kersten passait dans le domaine de la vie quotidienne. Elle
devenait offense à la loi, rébellion active, crime contre le dogme hitlérien,
tout ce que, précisément, Himmler avait pour devoir, pour mission de traquer,
punir, extirper, écraser.
Et il ne voulait pas, il ne pouvait
pas perdre son guérisseur.
Dans la colère, la voix du
Reichsführer montait de plusieurs tons. Il glapit :
— Les Juifs sont nos
ennemis ! Vous ne pouvez pas traiter un Juif. Le peuple allemand est
engagé dans une guerre mortelle contre les démocraties enjuivées.
Kersten dit doucement :
— N’oubliez pas que je suis
finlandais. En Finlande, il n’y a pas de problème juif. J’attendrai que mon
gouvernement me dicte une ligne de conduite.
— C’est un raisonnement
stupide ! s’écria Himmler, vous comprenez fort bien ce que je veux
dire ; faites-moi le plaisir de laisser les Juifs.
Kersten s’était trop engagé. S’il
cédait à présent, ne fût-ce qu’en apparence, il se reniait lui-même. Il dit à
mi-voix :
— Je ne peux pas. Les Juifs
sont des hommes comme les autres.
— Non, glapit Himmler,
non ! non ! Hitler l’a dit. Il y a trois catégories d’êtres :
celle des hommes, celle des bêtes et celle des Juifs. Et ces derniers doivent
être détruits pour que les deux autres puissent exister.
Le visage gris du Reichsführer prit
soudain une teinte verdâtre, la sueur lui mouilla le front, ses mains se
crispèrent sur son estomac :
— Voilà que cela commence,
gémit-il.
— Je vous ai pourtant assez
prévenu de ne pas vous laisser aller à vos nerfs, dit Kersten comme s’il
parlait à un enfant pas sage. C’est très mauvais pour vos crampes. Allez,
déshabillez-vous.
Himmler s’empressa d’obéir.
4
Heydrich, chef de tous les services
de la Gestapo en Allemagne et pays occupés, connaissait bien Kersten. Les deux
hommes se rencontraient souvent à travers l’énorme édifice de la Prinz Albert
Strasse : dans les couloirs du Grand Quartier S.S., dans les bureaux de la
Chancellerie, au mess de l’état-major. Il arrivait même – et cela donnait
la mesure de ses privilèges – que Heydrich, pour les cas urgents, entrât
chez Himmler tandis que le docteur lui donnait ses soins.
Dans toutes ces occasions, Heydrich
n’avait montré envers Kersten qu’amabilité et courtoisie. Cela convenait à son
physique. Il était grand et mince, élégant. Il avait un beau visage blond, il
ne portait aucune des traces, aucun des stigmates que le métier de police peut
laisser sur un homme qui l’exerce avec passion. D’une intelligence aiguë et
prompte, il excellait également aux épreuves de force, d’adresse. Il pratiquait
chaque jour le tir au pistolet et l’escrime. Il avait le goût du danger poussé
à l’extrême. Pilote occasionnel, il n’avait eu de cesse que Goering le laissât
voler dans l’aviation de chasse où soixante missions lui avaient valu la Croix
de Fer de Première Classe.
Pourtant, à cet homme beau, raffiné,
brave, prestigieux, on ne connaissait pas un seul ami, pas même un camarade.
Les fonctions de Heydrich et l’espèce d’aura sinistre qu’elles lui donnaient ne
suffisaient point à expliquer cela. D’autres hauts fonctionnaires de la
Gestapo, et spécialisés dans les besognes les plus inhumaines, tel Muller, par
exemple, chef des arrestations et des interrogatoires, tortionnaire avéré,
possédaient des compagnons avec lesquels ils partageaient leurs plaisirs ou
leurs amertumes. Sa solitude, Heydrich l’avait lui-même choisie. Les gens ne
comptaient pour lui que dans la mesure où ils étaient utiles à son métier, à sa
carrière. Ensuite, il les rejetait froidement. Avec les femmes, ses rapports
étaient brefs, brutaux, cyniques. Il ne vivait que pour sa propre gloire.
Ces traits de nature et de
comportement effrayaient tous ceux qui avaient affaire à Heydrich. Et même
Kersten, malgré la faveur que lui montrait Himmler, et bien qu’il ne prît
aucune part aux rivalités secrètes et implacables qui affrontaient
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