Les Mains du miracle
mégalomanie,
fanatisme, sadisme, racisme – le délire de Hess semblait anodin. Il vivait
dans un état d’exaltation puérile. Il adorait les romans de Jules Verne et ceux
de Fenimore Cooper sur les Indiens des prairies américaines du XIX e siècle.
Quand il voyait dans la rue une jeune fille au bras d’un soldat, il sanglotait
d’attendrissement : « Quelle pureté et quelle virilité
réunies », disait-il.
Très religieux, mystique effréné, il
avait résolu, après la guerre dont il déplorait les ravages, de se retirer dans
un désert pour y vivre en ascète. En attendant, il rêvait et parlait sans cesse
d’accomplir un acte grandiose qui laisserait son nom dans la mémoire des
hommes, un acte qui servirait l’Allemagne et le monde, la guerre et la
paix – il ne savait trop. En même temps, il était désespéré de ne pouvoir
participer au combat, lui, excellent pilote, dans une escadrille. Hitler, qui
l’aimait beaucoup, le lui avait défendu expressément.
Kersten traitait Hess pour des
crampes d’estomac et du sympathique. Mais Hess avait recours à d’autres
médecins et consultait en outre des rebouteux, des devins, des astrologues.
Au début du mois de mai 1941, il dit
à Kersten :
— C’est décidé. Je vais faire
quelque chose de si grand que l’univers en sera secoué.
Le 12 mai, à bord de son avion
personnel, il s’envola secrètement vers la Grande-Bretagne, persuadé qu’il
allait convaincre les Anglais de signer enfin cette paix que voulait tant
Hitler pour conquérir plus facilement le reste de l’Europe.
Il atterrit en Ecosse, fut arrêté,
interné.
Si la nouvelle n’ébranla pas le
monde, elle fut, du moins, un coup très dur pour le parti nazi dont Rudolph
Hess était le secrétaire général et pour Hitler, dont il était le lieutenant
préféré.
Le surlendemain de ce départ
extravagant, Kersten fut informé qu’il aurait à se présenter dans le bureau de
Heydrich à trois heures de l’après-midi. Cet ordre inquiéta beaucoup le
docteur : Hitler avait prescrit d’arrêter tous les médecins – vrais
ou faux – que Hess avait vus dans les jours qui avaient précédé son envol,
de crainte qu’il ne leur eût fait des confidences dangereuses pour le Parti et
l’État.
Aussi, avant de se rendre chez
Heydrich, Kersten alla voir Himmler. Mais celui-ci était parti à l’improviste
pour Munich et avait emmené Brandt avec lui. Kersten dit alors à l’officier
S.S. de service :
— Prévenez sans faute, je vous
prie, le Reichsführer par téléphone que je dois être dans quelques instants
chez Heydrich. C’est très important.
L’officier promit de transmettre le
message.
À trois heures juste, Kersten fut
introduit dans un bureau des services de Heydrich. La pièce était déserte. Une
demi-heure s’écoula. Personne n’était venu, personne n’avait appelé Kersten. Il
voulut aller aux nouvelles. Les portes du bureau étaient fermées de
l’extérieur.
Kersten avait beaucoup de
sang-froid, de patience. Il s’efforça de dominer ses nerfs. Enfin Heydrich
parut, très élégant, très soigné, très courtois, comme à l’accoutumée.
— Excusez-moi d’être en retard,
dit-il. Mais, ces temps-ci, j’ai beaucoup de travail.
Puis il demanda :
— Est-ce que Hess vous a fait des
confidences qui intéressent l’État ?
— Aucune, dit Kersten.
Heydrich le considéra de ses yeux
clairs et froids, sourit et lui offrit une cigarette.
— Merci, je ne suis pas fumeur,
dit Kersten.
Il se rappelait ce que Himmler lui
avait raconté des cigarettes droguées que l’on donnait aux gens pendant les
interrogatoires et ajouta :
— De toute façon, je n’aimerais
pas fumer du tabac magique.
Le sourire de Heydrich devint plus
aimable encore.
— Celui-là ne l’est point,
dit-il. Mais je vois que vous connaissez nos méthodes.
Sans changer de ton ni de sourire,
il poursuivit :
— Je regrette beaucoup, mais je
dois vous arrêter. Je ne crois pas un mot de ce que vous dites. C’est vous,
j’en suis sûr, qui avez influencé Himmler dans l’affaire de la déportation
hollandaise.
Kersten pensa : « Nous y
voilà… mais il n’a aucune prouve. » Il dit :
— C’est vraiment me faire trop
d’honneur.
Heydrich se rejeta légèrement en
arrière, passa une main très soignée sur ses cheveux blonds très lisses.
— Personne ne pourra me convaincre,
dit-il, qu’un médecin qui a travaillé à la Cour de
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