Les Mains du miracle
contradiction.
Il avait sauté sur Himmler, l’avait saisi au col et avait hurlé :
« Tout ce que vous êtes, vous ne l’êtes que par moi. Et maintenant, vous
refusez de m’obéir. Vous passez du côté des traîtres. »
Cette colère avait empli Himmler de
terreur, mais encore plus de désespoir.
« Mon Führer, avait-il supplié,
pardonnez-moi. Je ferai tout, absolument tout ce que vous m’ordonnerez. Et même
davantage. Ne dites jamais, jamais, que je fais partie des traîtres. »
Mais Hitler ne s’était pas calmé. Il
avait hurlé encore, trépignant, écumant :
« La guerre sera bientôt finie.
Et j’ai donné au monde ma parole qu’à la fin de la guerre il n’y aurait plus un
Juif sur la terre. Il faut aller fort. Il faut aller vite. Et je ne suis plus
sûr que vous en êtes capable…»
Quand il eut terminé ce récit,
Himmler adressa à Kersten un regard misérable de chien battu.
— Vous comprenez,
maintenant ? demanda-t-il.
Kersten comprenait très bien :
tout le chagrin de Himmler venait non point de ce qu’il avait des millions de
Juifs à détruire, mais de ce que Hitler ne lui faisait plus une entière
confiance pour mener à bien cette tâche. Et le docteur pensa avec épouvante au
zèle meurtrier que le Reichsführer allait mettre en œuvre pour regagner cette
confiance perdue.
Il sentit qu’il n’y avait rien à
faire contre une telle aberration, une telle perversion des valeurs humaines.
Il essaya toutefois d’émouvoir le sentiment de la vanité, de la gloire, qui
était si puissant chez Himmler. Il demanda :
— Vous avez un ordre
écrit ?
— Non, dit Himmler, seulement
oral.
— Alors, dit Kersten, par cette
mesure, Hitler vous déshonore avec le peuple allemand pour des siècles et des
siècles.
— Ça m’est égal.
Tout le reste de la journée et au
prix d’un effort immense, Kersten s’astreignit à n’avoir en tête que ses
occupations immédiates : les malades, les menues besognes. Mais la nuit
vint et il fut tout à une seule pensée. Ainsi, les bruits qu’il avait entendus
circuler et auxquels il s’était refusé de croire étaient vrais. Ainsi, des
millions d’êtres innocents allaient être traqués, parqués, détruits en masse,
froidement, méthodiquement, industriellement. Cela dépassait les limites de la
sauvagerie. Cela donnait honte d’appartenir à l’espèce des hommes.
Kersten songea à Hitler : le
fou devenait furieux et exigeait des fleuves de sang.
Kersten songea à Himmler : le
demi-fou obéissait au fou et, pour le contenter, déployait toute son énergie et
tous ses talents.
Devant les images qui se
présentèrent à son esprit, le docteur trembla d’horreur et d’impuissance. Il
avait réussi à empêcher la déportation des Hollandais. Mais un miracle ne se
répète point. Même s’il recommençait à jouer sur les souffrances de Himmler et
même si Himmler était incapable de conduire à bien personnellement la tâche
monstrueuse, cela ne servirait à rien. Le fou souverain la confierait à
d’autres séides impitoyables.
La seule lutte que Kersten avait le
moyen et le devoir d’entreprendre était – puisqu’il ne pouvait rien contre
l’assassinat collectif – de sauver des individus chaque fois qu’il en
aurait l’occasion.
Ce fut le serment qu’il se fit à la
fin de cette nuit blanche.
Mais il n’en fut pas soulagé.
Qu’importait tout ce qu’il pouvait faire auprès de ce massacre gigantesque, de
cet holocauste où devaient périr, par millions, hommes, femmes et enfants
juifs, et que Himmler offrait à son idole.
CHAPITRE VIII
Les Témoins de Jéhovah
1
Cependant les saisons suivaient leur
cours, les hommes leurs habitudes, et Kersten alla passer son troisième Noël de
guerre à Hartzwalde. Un grand malheur personnel l’y atteignit au début de
l’année 1942.
Le père du docteur, le vieux
Frédéric Kersten, était, à l’âge de quatre-vingt-onze ans, doué de la même
robustesse, de la même activité surprenantes. Comme les mois d’hiver
l’empêchaient de remuer la terre autant que ses muscles l’exigeaient, il
faisait, pour les détendre, quatre à cinq heures de marche à travers le
domaine. Un matin, il eut à passer un ruisseau sur lequel était jetée une
passerelle étroite, faite de branches mal ajustées. Le vieil homme s’y engagea,
glissa. L’eau, peu profonde, lui arriva néanmoins à la ceinture. Elle était
glacée. Il s’en tira gaillardement,
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