Les Mains du miracle
il pouvait avoir une confiance absolue. Il
avait la liberté de parler librement avec les siens, avec ses amis sûrs, sans
craindre que ses propos fussent rapportés. Quand il prenait les émissions en
langue allemande de la radio de Londres, non seulement il n’avait pas à se
cacher des Témoins de Jéhovah, mais ils écoutaient avec lui et communiaient
dans la même espérance : Hitler serait vaincu.
L’amitié, la complicité des Témoins
de Jéhovah aidaient également Kersten et sa famille pour d’autres problèmes,
plus triviaux sans doute, mais qui prenaient, en ces temps difficiles, une
importance croissante. La prolongation indéfinie de la guerre imposait à
l’Allemagne des restrictions draconiennes. Des règlements féroces déterminaient
à une tête près le nombre permis des volailles et du bétail. Or, Kersten
possédait beaucoup plus de vaches, de porcs, de poules, de canards et d’oies
qu’il n’était autorisé. Et la surveillance devenait toujours plus fréquente,
plus sévère.
Mais, avec les Témoins de Jéhovah,
le docteur n’avait rien à craindre. Incessamment aux aguets, ils repéraient les
inspecteurs de loin. Aussitôt, s’il s’agissait du contrôle des poules, la
basse-cour se dépeuplait par enchantement. Sur les cent vingt volailles qu’elle
contenait, il n’en restait jamais plus de neuf. Et, comme le chiffre permis
était de dix, Kersten se trouvait en dessous de la norme. Quant aux poules
disparues, elles gisaient ficelées dans des sacs, parmi les buissons et les
bois environnants.
S’agissait-il des cochons ou des
vaches, les moyens variaient, mais ils donnaient lieu à un miracle de la même
nature.
Quand des officiers S.S. de haut
rang s’arrêtaient à l’improviste chez Kersten pour un repas ou pour le thé, les
Témoins s’occupaient avec une sollicitude singulière des chauffeurs, des ordonnances,
des soldats, des policiers de la suite. Ils les gavaient de nourriture, les
gorgeaient de boisson. Les plus jolies filles – pourtant la secte était
d’une pruderie extrême – ne leur ménageaient pas les sourires. On
prévenait ainsi le désir qu’auraient pu avoir les visiteurs importuns de se
promener un peu trop loin à travers les bois et d’y regarder de trop près…
3
Mais le bonheur que les Témoins de
Jéhovah connaissaient à Hartzwalde ne leur faisait pas oublier les souvenirs
qu’ils tenaient de leur internement. Ils furent les premiers à instruire
Kersten avec précision et en détail des atrocités qui étaient en usage dans les
camps de concentration. Kersten avait bien entendu parler de pratiques
horribles, mais ce n’était pour lui, comme pour la plupart des Allemands, que
des bruits vagues et impossibles à vérifier.
Les Témoins de Jéhovah lui permirent
d’en avoir une vision nette et complète.
Ils le firent malgré la consigne de
silence qui leur avait été donnée sous menace de mort et bien qu’ils eussent
signé un papier à cet effet avant de quitter leurs camps respectifs. Ils
passaient des nuits entières à raconter l’épouvante et il semblait qu’il n’y
eût pas de fin aux tortures qu’ils évoquaient l’une après l’autre.
À l’aube, chaque fois, ils saluaient
le gros docteur et disaient :
— C’est écrit dans la
Bible : quand on est en grand-peine, un ange descend pour vous conforter.
Cet ange, nous l’avons devant nous.
Ils s’en allaient, emplis de cette
certitude triomphante.
Leurs récits obsédaient Kersten. En
même temps, l’exaltation constante des membres de la secte le troublait. Ces
gens qui voyaient en lui une créature céleste ne transposaient-ils pas dans le
domaine terrestre les feux de l’enfer ? Il résolut d’en avoir le cœur net.
Mais ce n’était pas facile. Les dires des Témoins de Jéhovah, il fallait les
vérifier sans que jamais un rapprochement pût être établi entre ces
informations et leur source. La moindre imprudence livrait les indiscrets au
bourreau. On leur avait fait donner à l’avance leur consentement au supplice.
Kersten devait donc attendre une occasion où il fût impossible, impensable
d’établir un rapport entre ses renseignements sur les camps de concentration et
les Témoins de Jéhovah.
Cette occasion, le docteur
l’attendit longtemps. Il ne la trouva enfin qu’en Ukraine.
4
Le 3 juillet 1942, Himmler
dit à Kersten :
— Préparez vos valises pour un
séjour en Russie. Nous partons dans quelques heures.
Un
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