Les Mains du miracle
grimpa sur le bord opposé et, malgré le
froid, continua sa promenade. Quand il revint à la maison, trempé jusqu’à la
taille, et que, autour de lui, on s’inquiéta, il répondit :
— Ce n’est rien du tout. Le
haut du corps est sec.
Deux jours après, il eut de
terribles douleurs au ventre. Kersten conduisit son père à l’hôpital le plus
proche. Le vieillard y fut opéré d’urgence d’une occlusion intestinale. Il ne
se releva pas des suites de l’intervention.
Pendant quelque temps, le domaine de
Hartzwalde, privé du vieil agronome, sembla très vide à Kersten. Mais des hôtes
singuliers devaient bientôt le peupler.
2
La secte des Témoins de Jéhovah
comptait en Allemagne quelque deux mille fidèles. Parce qu’ils disaient que la
guerre était un fléau et qu’ils proclamaient que Dieu, pour eux, passait avant
Hitler, ils furent saisis, enfermés dans des camps de concentration et soumis à
un traitement particulièrement inhumain. Kersten en fut averti et résolut de
les aider autant qu’il le pourrait.
La pratique du labeur forcé lui
fournit une approche facile.
Il était devenu courant, en effet, à
cause de la pénurie d’hommes provoquée par une guerre toujours plus exigeante
en chair humaine, que l’on eût recours aux prisonniers des camps de
concentration pour les besoins des usines et du sol. Des surveillants les
accompagnaient, et même des chiens dressés à les faire travailler le plus vite
possible.
Un jour, Kersten dit à Himmler qu’il
manquait de main-d’œuvre à Hartzwalde et lui demanda s’il ne pouvait pas s’en
procurer dans les camps de concentration.
— Quel genre de prisonniers
voudriez-vous ? s’enquit Himmler.
— Vous avez beaucoup de Témoins
de Jéhovah, dit Kersten. Ce sont des personnes honnêtes, de très braves gens.
— Voyons, voyons ! s’écria
Himmler, ils sont contre la guerre, contre le Führer.
— Je vous en prie, dit Kersten,
en souriant, n’entrons pas dans les idées générales – j’ai besoin de
mesures pratiques. Faites-moi plaisir : donnez-moi des femmes de cette
secte. Elles sont de vraies paysannes, et d’excellentes travailleuses.
— Bon, dit Himmler.
— Mais sans gardes-chiourme et
sans chiens, demanda Kersten. J’aurais l’impression que je suis prisonnier
moi-même. Je les surveillerai mieux que n’importe qui, je vous le promets.
— Entendu, dit Himmler.
Peu après, dix femmes débarquèrent
d’un autocar à Hartzwalde, couvertes de haillons et si maigres que la peau
collait au squelette.
Mais elles ne commencèrent point par
demander à Kersten un morceau de pain ou un vêtement. Elles voulurent une
bible. Elles en avaient été privées pendant leur internement. Pour elles,
aucune faim, aucune torture ne pouvait se comparer à l’absence du Livre.
Kersten leur en donna un tout de suite. Mais, comme la possession d’une bible
était, pour un membre de la secte, un crime passible de pendaison immédiate, le
docteur prit la précaution d’inscrire son nom en lettres capitales sur la page
de garde. Les pauvres femmes fussent montées sur l’échafaud pour lui avec joie.
Le travail leur sembla un paradis.
Elles étaient issues de générations de paysans. Elles avaient besoin de faire
porter à la terre ses fruits. Irmgard Kersten qui, depuis la mort de son
beau-père, avait toute la charge du domaine, trouva en elles un secours précieux.
Leur nombre était plus que suffisant
pour les besoins de la propriété (avant la guerre, le personnel ne dépassait
pas une demi-douzaine de serviteurs), mais le docteur demanda à Himmler
d’autres Témoins de Jéhovah pour Hartzwalde. Il en eut ainsi trente, dont
plusieurs hommes.
Ces gens décharnés, déguenillés,
couverts de plaies, zébrés de coups de cravache, se jetaient sur la Bible, le
pain et le travail avec une ardeur mystique. Pour eux, Kersten, qui les avait
tirés de l’enfer et leur donnait tous ces biens, ne pouvait être qu’un messager
des anges.
— Vous savez, lui disaient-ils,
nous prions Dieu chaque jour pour vous et, chaque fois, nous voyons le fauteuil
d’or qui vous attend déjà au ciel près du Seigneur.
— Merci, mes amis, répondait
Kersten, mais je ne suis pas pressé.
Ce qui comptait beaucoup plus pour
le docteur, c’était le dévouement que lui montraient les Témoins de Jéhovah et
leur hostilité organique au régime nazi. Ils formaient autour du docteur un
seul bloc, une seule famille en qui
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