Les Mains du miracle
dissipé par l’effet des lumières de la capitale suédoise, de ses
pâtisseries, de ses mœurs décentes, des conversations qui se tenaient
ouvertement, sans crainte de la police et de la délation. À Berlin, par la
force du contraste, tout sembla plus pesant à Kersten, plus implacable et
sinistre.
On était en décembre. Le froid et la
brume pénétraient les maisons mal chauffées. Les visages faméliques prenaient
leur teinte verdâtre d’hiver. La nuit venait vite dans les rues sans une lueur.
Les bombardiers alliés avaient tout loisir pour déverser leur charroi de feu et
d’acier. Ils arrivaient toujours plus nombreux, toujours plus souvent. Les
nouvelles du front russe empiraient sans cesse. La peur, la faim, la méfiance,
la haine remplaçaient peu à peu les autres sentiments chez les gens traqués par
tant de misère. Pour désarmer, mater à l’avance le mécontentement que pouvaient
susciter les temps cruels, la Gestapo redoublait de sévérité, de férocité
envers les habitants.
Comment, dans ces conditions,
espérer un mouvement d’humanité chez les maîtres d’un régime inhumain entre
tous ? Comment penser, ne fût-ce qu’un instant, à faire sortir des camps
de concentration les hommes et les femmes qui, pour Hitler, Himmler et les
autres grands chefs nazis, étaient des rebelles, des traîtres, des sacrilèges,
des Juifs ? Comment arracher à tant d’insensibilité et tant de mépris les
victimes que leurs gardiens S.S. considéraient comme de la charogne, alors
qu’elles respiraient encore ?
C’était pourtant la gageure que, à
Gunther et surtout à lui-même, Kersten avait promis de tenir. Mais il comprit,
dès qu’il fut de retour, que son seul pouvoir sur Himmler n’y suffirait pas. Il
lui fallait repérer dans l’entourage immédiat du Reichsführer sinon des amis et
des alliés sûrs – à part Brandt, c’était impossible – du moins des
gens qui, par intérêt personnel ou par esprit de corps et de caste, ne fussent
pas hostiles à son projet et consentissent à l’appuyer, en sous-main, auprès de
leur chef.
6
Pour le soutenir auprès de Himmler,
Kersten pensa au colonel Walter Schellenberg et au général Berger, l’un comme
l’autre collaborateurs très proches et très importants du Reichsführer.
Il n’y avait pourtant aucun trait
commun entre les deux hommes.
Schellenberg était jeune
(trente-quatre ans), blond, très élégant, très soigné, d’une intelligence
souple et prompte, d’une culture étendue. Il appartenait à une bonne famille
sarroise, avait des manières sans défaut, parlait l’anglais à la perfection.
Godlob Berger, lui, approchait de la
cinquantaine. Officier subalterne sorti du rang pendant la première guerre
mondiale, il avait toutes les caractéristiques, physiquement et moralement, du
soldat vieilli sous le harnais. Très grand, très large d’épaules, raide et
rude, sans aucun goût ni intérêt pour la politique, n’aimant que l’armée, ses
vertus et ses disciplines, il avait dû attendre longtemps jusqu’à ce que
Himmler remarquât sa passion de la rigueur militaire, ses talents exceptionnels
d’organisateur et le nommât au commandement des Waffen S.S.
Schellenberg, au contraire, avait
quitté les bancs de l’Université pour entrer dans les services d’espionnage
spéciaux, rattachés à Himmler. C’était Heydrich qui les gouvernait alors. Il
reconnut, dès leur premier entretien, la valeur de son nouvel agent et
l’affecta aux missions les plus délicates, les plus difficiles. Schellenberg
les exécuta si bien qu’il attira sur lui l’attention de Himmler. Dès lors, il
fit une carrière étonnante. À trente ans, il était colonel et dirigeait à son
tour les réseaux d’espionnage et de contre-espionnage qui dépendaient du
Reichsführer. Mais son ambition était sans bornes. Il rêvait d’avancer encore
en grade et très vite. Il voulait également être le premier en faveur et en
influence auprès de Himmler.
La nature, le style des rapports qui
s’établirent entre chacun de ces deux hommes et Kersten portaient la marque de
leurs caractères respectifs.
Le général des Waffen S.S. et le
docteur se connurent par la force des choses : ils faisaient partie de
l’entourage permanent de Himmler. Berger montra tout de suite pour Kersten une
hostilité sans fard et sans détour. Il nourrissait une antipathie instinctive,
organique, pour ce civil, débonnaire et gras, qui circulait
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