Les Mains du miracle
le docteur eût laissé sans hésiter les siens à
Stockholm. Mais, depuis, une perspective beaucoup plus vaste et un devoir plus
exigeant s’ouvraient à lui. Jusqu’alors, le secours qu’il avait pu donner aux
hommes menacés avait été pour ainsi dire inspiré par le hasard. Il ne s’était
même pas rendu, chaque fois, un compte exact de ce qu’il faisait. Cela était
entré dans sa routine quotidienne, comme une sorte de traitement ajouté aux
autres. Une fois le résultat obtenu, il l’oubliait.
C’était à présent seulement qu’il
prenait conscience de la mission qui lui était attribuée par les détours du
destin. Un champ sans limites s’offrait, où il pouvait aider toute une humanité
vouée au tourment, réduite au désespoir. La tâche qu’il devait accomplir, en
travaillant avec Gunther, était d’une difficulté terrible. Et plus la situation
de l’Allemagne deviendrait précaire, plus l’effort serait dangereux. Kersten
eut la vision du roi des fous à l’instant de la débâcle.
Il trembla pour sa femme, pour son
fils.
Mais, d’autre part, il se
disait : « Si, justement à cause des heures redoutables qui se
préparent, je ne donne pas une garantie entière de loyauté, d’attachement et de
confiance à Himmler, ma mission devient impossible. Et la seule garantie de
cette nature est le retour de ma femme et de mon enfant. »
La nuit insomnieuse s’achevait.
Kersten quitta son fauteuil en soupirant. Les dés étaient jetés.
— Irmgard, nous allons rentrer,
dit le docteur à sa femme, aussi gaiement qu’il put. Tu seras contente, j’en
suis sûr, de revoir les deux garçons et de gouverner de nouveau la propriété.
Et Irmgard Kersten, qui, en effet,
adorait Hartzwalde et les huit chevaux, les vingt-cinq vaches, les douze truies
et leur mâle énorme, et les cent vingt poules dont elle prenait soin, et qui
n’avait aucune notion des difficultés qui attendaient son mari en Allemagne, se
réjouit de retrouver le domaine enchanté.
Quand Kersten monta dans l’avion de
Stockholm pour Berlin, il avait le cœur très lourd, mais aussi la certitude que
sa décision était celle qu’il fallait : sa vie et même celle de sa famille
ne devaient pas compter en regard de la tâche qu’il entreprenait.
4
Le 26 novembre, Kersten était de
retour à Hartzwalde. Il téléphona aussitôt à Himmler.
— Arrivez, arrivez tout de
suite, s’écria celui-ci. Je suis si content de vous savoir revenu.
Il y eut un bref silence dans
l’appareil, puis Kersten entendit de nouveau le Reichsführer.
— Vous avez, bien sûr, laissé
votre femme et votre enfant en Suède ?
La voix avait un ton de politesse
négligente, indifférente. Kersten ne s’y méprit point. Et s’il répondit avec la
même simplicité, c’est que lui aussi avait appris à feindre.
— Mais non, ils sont avec moi,
déclara le docteur.
Un éclat de joie fit vibrer
l’écouteur.
— Que dites-vous ? Comme
je suis heureux ! criait Himmler. Vous croyez donc encore à la victoire
allemande ! Maintenant je sais quel bon, quel vrai ami vous êtes !
Mais j’avais pensé…
— Quoi donc ? demanda
Kersten.
— Oh ! non, rien… rien,
excusez-moi, dit précipitamment Himmler. Encore des bêtises de ma part. Mais
aussi, on me raconte tant d’histoires stupides sur vous… Non, non, je savais
bien que vous ramèneriez ici votre famille… Venez tout de suite.
5
Kersten sentait que sa vie avait
pris, pour ainsi dire, une dimension nouvelle.
Avant, il y avait eu sa famille, ses
amis, ses malades, ses rapports avec Himmler et, confondus avec eux, au jour le
jour, au gré de la chance, ses efforts pour aider les malheureux qui lui
étaient signalés par les informateurs bénévoles ou le simple hasard. Depuis son
voyage en Suède, il poursuivait les mêmes activités, mais au-delà et au-dessus
d’elles, et les ordonnant et les sublimant, il apercevait sur l’horizon de son
existence ce but si haut, qu’il avait, pour mieux l’atteindre, consenti à
mettre en danger les êtres qui lui étaient les plus chers.
Déjà, quand il en avait discuté avec
Gunther à Stockholm, leur projet avait paru à Kersten d’une difficulté extrême.
Pourtant, il ne mesura vraiment tous les obstacles qu’après son retour en
Allemagne. La liberté fait oublier très vite l’ombre et la tristesse des
cachots. À Stockholm, en quelques semaines, le climat hitlérien avait été comme
éclairé,
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