Les Mains du miracle
Kersten, quand il
fut certain de pouvoir passer deux mois dans un pays libre de contraintes
matérielles et morales : il choisit comme date, pour s’envoler vers
Stockholm, le 30 septembre, jour de son anniversaire. Il marquait par là
qu’il n’y avait pas de plus beau cadeau qu’il pût recevoir de la vie et de lui-même.
Kersten, qui partait en qualité de
courrier diplomatique finlandais, n’avait pas à craindre les douanes ou les
services de contrôle. C’est pourquoi, parmi ses bagages, se trouvait une très
grosse valise toute bourrée de papiers compromettants. Elle contenait le
journal qu’il tenait régulièrement depuis plus de trois années et où il avait
noté, tantôt en bref, tantôt dans le détail, ses conversations avec Himmler et
jusqu’à ses confidences les plus dangereuses, comme celles qui concernaient la
syphilis de Hitler. Mais ce n’était pas tout. Kersten emportait également de
nombreuses copies de documents secrets qu’il avait pu prendre, grâce à Brandt,
à la Chancellerie du Reichsführer.
Irmgard Kersten – que son mari
continuait à tenir dans l’ignorance la plus complète de cette partie de son
existence – regarda avec étonnement la volumineuse et pesante valise
qu’elle ne connaissait point.
— Je crois bien, lui dit en
riant le docteur, que j’ai eu un peu trop peur du froid en Suède. J’ai pris des
vêtements chauds pour un régiment.
La grande voiture de Kersten le
déposa avec sa famille au terrain de Tempelhof. L’avion décolla. Mais ce fut
seulement lorsque la mer mouvante et glauque s’étendit sous le fuselage de
l’appareil que Kersten ressentit enfin dans tout son être l’émotion
merveilleuse de la liberté.
À l’aérodrome de Stockholm, un de
ses vieux amis baltes, émigré en Suède, attendait Kersten. Il s’appelait
Delwig. Un de ses ancêtres avait été le précepteur de Pouchkine.
Il accompagna Kersten et les siens
jusqu’à une pension de famille confortable et modeste, en tout point telle que
le docteur avait prié les Suédois de la choisir pour lui. Dès que les bagages y
furent déposés, Kersten demanda à son ami s’il connaissait un endroit où il
pourrait laisser en sécurité une valise très précieuse. Delwig lui conseilla de
louer un coffre dans une banque et proposa de le faire tout de suite. Mais,
quelle que fût son impatience de savoir ses documents à l’abri, Kersten avait
un désir encore plus urgent à exaucer.
— Attendons jusqu’à demain,
dit-il à Delwig. Maintenant, vite aux pâtisseries. Il n’y a plus rien de pareil
en Allemagne.
Le lendemain, Kersten porta ses
documents dans une banque. Il n’eut pas besoin d’y louer un coffre. L’employé
lui dit qu’il suffisait de plomber la valise pour qu’elle fût en parfaite
sécurité. On l’entoura donc de cordes solides et l’on y posa des sceaux sur
lesquels le docteur imprima le cachet de sa bague, c’est-à-dire les armes que
Charles Quint avait accordées, en 1544, à son aïeul, Andréas Kersten. Puis
journal et papiers secrets furent mis dans un coin au sous-sol [11] .
Deux jours après l’arrivée du
docteur, un fonctionnaire subalterne des Affaires étrangères vint l’informer
discrètement que M. Gunther, son ministre, désirait le voir le plus vite
possible, mais chez lui et d’une façon tout officieuse, presque en cachette.
L’appartement privé de Gunther était
situé, comme par hasard, à deux pas de la pension où les autorités suédoises
avaient retenu des chambres pour le docteur. Ce fut là que les deux hommes se
rencontrèrent et que s’engagea entre eux une conversation qui devait, par la
suite, être décisive pour le destin de milliers et de milliers d’êtres humains.
Le ministre des Affaires étrangères
commença par remercier Kersten pour les commutations de peine qu’il avait
obtenues en faveur des Suédois arrêtés par la Gestapo en Pologne et qui
auraient dû être exécutés pour espionnage.
— Je pense réussir à les faire
libérer un jour, dit le docteur.
— Ce sera inespéré, dit
Gunther. Mais ce n’est pas le motif qui m’a incité à vous faire venir
jusqu’ici, vous le pensez bien. Je voudrais vous parler d’une affaire beaucoup
plus importante. La pression des Alliés s’accentue chaque jour que nous
entrions en guerre contre l’Allemagne. Cela est contraire à toutes nos
traditions nationales de neutralité et à tous nos intérêts. Le lendemain même,
les avions
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