Les Mains du miracle
siens.
C’est pourquoi – sans avouer la
raison valable de son inquiétude à Himmler, qui était d’une intransigeance
impitoyable en ce qui touchait la loi et le règlement – c’est pourquoi le
docteur lui dit :
— Vous savez à quel point me
haïssent Kaltenbrunner et ses gens. Je tremble pour ma famille quand je ne suis
pas à Hartzwalde.
— J’ai donné des ordres, dit
Himmler.
— Je le sais et vous en
remercie, dit Kersten. Mais la Gestapo a trop de moyens indirects, de prétextes
légaux pour empoisonner la vie d’êtres sans défense. Je ne vois qu’un moyen qui
pourrait nous assurer la paix.
— Lequel ?
— Accorder à mon domaine le
statut, le privilège d’extra-territorialité.
— Vous rêvez, cher monsieur
Kersten, s’écria Himmler. Jamais Ribbentrop ne l’admettra.
Kersten eut beau répéter sa demande,
il ne réussit pas à décider Himmler.
Alors intervient un épisode qui
laisse stupéfait, aussi bien par son climat de comédie que par le jour dont il
illumine le caractère du Reichsführer.
Au début de l’année 1944, Kersten
arriva directement, un matin, de Hartzwalde à la Chancellerie de la Prinz
Albert Strasse. Il tenait un gros portefeuille, rempli à en faire éclater le
cuir. Après avoir traité Himmler avec un soin tout particulier, et l’avoir
amené à un état de profond bien-être, le docteur tira de son portefeuille un
jambon magnifique.
— Voulez-vous le goûter avec moi,
Reichsführer ? demanda-t-il.
Himmler, depuis que les mains de
Kersten le délivraient de ses souffrances, avait des accès de gourmandise. La
charcuterie était son faible. Il coupa donc avec son poignard de général S.S.
une tranche de jambon et la mangea. La chair était tendre, riche, savoureuse à
souhait, et juste assez salée pour donner envie de continuer – bref telle
que Kersten l’aimait lui-même.
Himmler prit une autre tranche et
dit :
— Cela passe tout seul, tant
c’est bon.
Il coupa un troisième morceau et,
tout en le savourant, demanda :
— Comment avez-vous fait, cher
monsieur Kersten, pour réunir tous les tickets de ravitaillement nécessaires à
l’achat d’un aussi gras et beau jambon ?
— Je n’ai aucun ticket, dit le
docteur.
Himmler, qui avait encore la bouche
pleine, dit :
— Je ne comprends pas… Mais
alors ?
— Ce jambon vient d’un cochon
qui a été tué dans mon domaine, répondit Kersten, comme s’il s’agissait de la
chose la plus naturelle du monde.
Himmler se dressa, tel un automate,
porta un regard épouvanté sur Kersten, puis sur le reste de la tranche qu’il
tenait encore, puis sur Kersten. Et il dit, dans un chuchotement :
— Abattage clandestin !
Savez-vous, malheureux, quelle est la peine pour l’abattage clandestin ?
— Je sais, dit Kersten. La potence.
— Mais alors… mais alors ?
murmura Himmler.
Le docteur montra le morceau de
jambon sur lequel étaient crispés les doigts du Reichsführer et dit
paisiblement :
— La loi est formelle :
doit être également pendu celui qui a profité de l’abattage clandestin.
— C’est vrai, grand Dieu, c’est
vrai, dit Himmler.
Il jeta brusquement dans une
corbeille à papier la preuve de son crime, s’essuya les doigts avec son
mouchoir et répéta :
— C’est épouvantable,
épouvantable.
Puis, la tête entre ses mains, il se
mit à marcher fiévreusement à travers son bureau. Kersten, tout en gardant sur
ses traits le plus grand sérieux, l’observait et s’amusait beaucoup. Il
connaissait la puissance sur Himmler d’un formalisme étroit, fanatique, poussé
jusqu’à l’absurdité. Et il savait que cet homme dont les fonctions l’élevaient
au-dessus de toutes les lois s’estimait en cet instant coupable de faute
majeure et passible de la peine de mort.
« Chacun a sa forme de
conscience », pensait le docteur, tandis que Himmler continuait d’arpenter
la pièce. Enfin, le Reichsführer s’arrêta, gémit :
— Épouvantable ! Que
faire ?
— Je vois un moyen d’arranger
les choses, dit alors Kersten.
— Lequel ? Lequel ?
cria Himmler.
— Acceptez enfin d’accorder à
mon domaine le privilège de l’extra-territorialité. Alors, l’abattage des
cochons deviendra légal.
— C’est impossible, cria
Himmler. Je vous l’ai répété dix fois : Ribbentrop ne voudra jamais.
— Dans ce cas, dit Kersten, il
faut nous résigner tous deux à être pendus. C’est la loi, n’est-il
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