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Les mannequins nus

Les mannequins nus

Titel: Les mannequins nus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Christian Bernadac
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premières Françaises rencontrées ainsi, la longueur de leurs cheveux les ayant désignées comme « anciennes ». Je les interrogeais avidement :
    « — Peut-on tenir à votre avis ? »
    « — Depuis combien de temps êtes-vous là ? »
    « — Que se passe-t-il après la quarantaine ? » Leurs yeux hébétés m’impressionnaient, je ne me doutais pas que ce regard fixe serait le nôtre d’ici peu, très peu de temps… La première me répondit pourtant calmement, doucement avec beaucoup de pitié :
    « — Mais oui, on peut tenir quelque temps puisque je suis là depuis deux mois, vous verrez, on s’organise ; après la quarantaine, on est trié pour les kommandos – c’est à la fois plus dur et moins affreux, on est moins sale – mais n’allez jamais au Revier, jamais ; ayez 40° de fièvre au block, au travail, vous verrez on n’en meurt pas toujours, mais pas au Revier. »
    L’amie qui était auprès de moi lui demanda si elle savait ce qu’on avait fait des enfants et des gens âgés, car elle était venue avec sa mère et son bébé ; l’ancienne allait répondre, sa compagne lui coupa la parole :
    « — As-tu fini de leur raconter des histoires ? On est ici pour crever, entendez-vous ? uniquement pour crever et pas une n’en sortira. Quant aux enfants et aux gens âgés, voilà où ils sont… »
    Et sa main se leva vers la haute cheminée d’un bâtiment de briques, d’où sortait une grande flamme. Nous l’avions remarqué car, à l’appel, nous avions les yeux tournés vers lui, nous pensions que c’était le crématoire où l’on brûlait les morts. Elles s’enfuirent. Nous n’avions rien dit, mon amie et moi et nous nous hâtions vers le block ; tout à coup elle se tourna vers moi :
    « — Elles sont folles, n’est-ce pas ? »
    « — Mais oui, elles sont folles et aigries et veulent nous démoraliser. »
    Mais pour moi, c’était fini ; pendant que cette fille parlait, j’avais reçu une espèce de choc et, immédiatement, je me suis dit :
    « — C’est vrai, c’est sûrement vrai, c’était donc ça ! »
    Tout ce que je ne comprenais pas, toute la terreur qui dormait au fond de moi, tout ce qui m’avait paru inexplicable depuis mon arrivée s’éclairait à la lueur sinistre du crématoire géant. Silencieusement j’essayais de réaliser cette terrifiante révélation…
    Fin juin, au moment où la quarantaine se terminait, nous allions être triées pour le travail, une épidémie de scarlatine se déclara dans notre block. Après la première terreur apaisée – n’allait-on pas jusqu’à chuchoter : « Le block de quarantaine d’avant le vôtre a été entièrement gazé dès que la scarlatine s’est déclarée » – qu’allait-on faire de nous ?
    Nous avons vite compris que cette épidémie, en nous isolant, allait nous conférer une tranquillité relative. Après l’appel, nous pouvions rentrer dans le block et monter sur les coyas du haut où, tassées, immobiles, nous pouvions parler. Les sujets de conversation étaient restreints : le passé nous déchirait ; l’avenir, il ne pouvait en être question ; restaient le sinistre présent et surtout les recettes de cuisine… que nous ne nous lasserons pas d’évoquer pendant toute notre déportation.
    Ce désir d’imaginer toutes ces choses dont notre organisme commençait à avoir un si impérieux besoin, avait quelque chose de morbide et les mots prestigieux : beurre, graisse, viande, en passant par toutes ces bouches avides, leur communiquaient une espèce de jouissance qui, momentanément, nous apportait un petit soulagement. Il y avait parmi nous une femme assez âgée (être âgée pour le camp, c’était avoir 40 ans) qui avait dû être une merveilleuse cuisinière et nous ne nous lassions pas d’écouter ses prouesses. Quelles recettes !… compliquées, savoureuses, exemptes de restrictions. Nous n’étions pas éloignées de croire que c’était ce que nous regrettions le plus dans notre vie passée et si, par miracle, nous revenions, immédiatement nous mijoterions ces plats succulents.
    « — Nous les rappellerons-nous ?… quel dommage de n’avoir ni papier ni crayon… »
    Mais notre tranquillité n’était jamais de longue durée. Un ordre bref et il fallait descendre avec une telle rapidité que l’on s’écrasait, se bousculait, se marchait sur les mains, s’écorchait ; puis, contre-ordre et il fallait remonter

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