Les mannequins nus
Eisler, qui avait en quelque sorte recomposé le chant sur une simple audition, en vint à analyser la musique de son compatriote, le compositeur de Borgermoor, et rechercha les sources de l’inspiration, tant il lui paraissait évident que les phrases principales de la ligne mélodique ne lui semblaient pas inconnues. Il découvrit ainsi que Rudy Goguel s’était inspiré, au fond de son camp des marais, d’une part pour le couplet, d’une très ancienne berceuse allemande datant de la guerre de Trente Ans, toujours chantée dans les campagnes et qui commence par ces mots : « Écoute, enfant, écoute. » D’autre part, il découvrait que le refrain se rapprochait sensiblement d’une chanson du compositeur Georges Herwegh « La nuit anxieuse est passée » écrite en 1844.
— Si d’un bond fantastique, « Die Moorsoldaten » a franchi l’espace de Borgermoor à Londres, Madrid et Paris en 1935-1936, il a aussi lentement cheminé durant onze années terribles, d’un camp à l’autre. Par le jeu des incessants transferts de détenus que les S.S. multipliaient de camp à camp, il arriva d’abord des barbelés de Papenburg et des marais voisins, au K.Z. Esterwegen d’où sortit, en 1936, une nouvelle mouture sous le titre « Wir sind die Moorsoldaten » (Nous sommes les soldats du marais). Il gagna successivement tous les camps : Oranienburg-Sachsenhausen, Dachau, Buchenwald, Ravensbrück, Mauthausen, Flossenburg, Gross-Rosen, Struthof. Il était connu enfin d’Auschwitz en Haute-Silésie, à Natzweiler-Struthof, en Alsace, comme de Maïdenek à Neuengamme où, en 1944, après divers transferts depuis son séjour à Borgermoor, se retrouva Rudy Goguel. Le 3 mai 1945, le compositeur du « Chant des Marais » échappait à la noyade dans la tragédie du Cap-Arcona qui vit périr des milliers de déportés en rade de Lübeck.
— Sous l’occupation, des Françaises et des Français résistants tombés aux mains de l’ennemi, avaient retenu depuis l’avant-guerre l’air venu des marais de l’Emsland. Ils l’apprirent à leurs compagnons de chaînes qui le chantèrent dans les prisons et camps de France, et pour nombre d’entre eux, jusque dans les heures de leur déportation dans les K.Z.
— Déjà, en 1940, avec les volontaires allemands des Brigades Internationales, dont Ernst Busch-le-barde, livrés aux nazis des camps pyrénéens de Gurs ou d’Argelès, il avait repris la sombre route vers Dachau, Sachsenhausen, Mauthausen ou Buchenwald. Ainsi la boucle était bouclée. Sorti des camps en 1934, il y retournait, mais cette fois, en plus des strophes allemandes, on allait l’entendre aussi avec des paroles françaises qui disaient : « Mais un jour de notre vie, le printemps refleurira… »
— En dépit des variantes plus ou moins accentuées, surtout dans les paroles, provoquées au long d’un circuit tellement infernal, jamais pour l’essentiel la ligne mélodique de Rudy Goguel ne subit d’altération sensible : c’est absolument extraordinaire. Par contre, ce qui s’est perdu en cours de route, une route effroyablement sanglante, c’est le nom des auteurs, du compositeur. Colportée de bouche à oreille, le pouvoir de pénétration de la chanson ne valait que pour elle, pour le cri de douleur qu’elle lançait et l’espoir qu’elle portait. Peu importe qui l’avait fait naître ; elle appartenait à tous.
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— Pour le kommando 22 (30) c’est-à-dire les marais, la Kapo était Lysel, une prostituée allemande. À 6 heures, au chronomètre, nous devions passer la porte du camp en musique. Je n’ai jamais rien vu de plus grotesque. Imaginez un régiment de clochardes boitant, traînant leurs chaussures éculées, en loques, défilant au pas, devant les autorités allemandes en grande tenue et au son d’une marche entraînante joué par un orchestre de femmes. En général, toujours en retard, nous courions comme des dératées dans la boue des chemins et, à dix mètres seulement de la musique, nous rectifions la position et nous passions, raides, la tête droite. Les bras tendus sur la couture du pantalon !
— Postées de chaque côté de la route, un peu avant et après la musique, des femmes de la police du camp inspectaient le défilé car tout devait être en règle : les cheveux sous le foulard, aucun col relevé, pas de ceinture sur soi et la croix dans le dos bien marquée. Sinon, schlague ! À notre passage sous la porte, deux
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