Les mannequins nus
pouvoir échanger un seul mot de réconfort. J’ai commencé à comprendre la force morale que cela pouvait donner d’être entre Françaises.
Tous les déportés garderont de leur contact avec les races étrangères un souvenir amer, haineux, d’incompréhension, d’incompatibilité, particulièrement pour celles qui, comme moi, ignoraient la langue allemande, seul point de compréhension possible. Pourtant, j’ai eu beaucoup de chance ce jour-là, car le destin m’avait placée auprès d’une bonne grosse Hollandaise, placide et douce ; nous nous entendions parfaitement.
Au bout de quelques semaines, je lui avais appris un peu de français et elle pouvait évoquer pour moi son petit village natal près de Haarlem : la richesse, la douceur de la Hollande, son jardin rempli de tulipes et son fiancé qui l’attendait là-bas. Elle souriait en racontant et je l’admirais. Moi, si je touchais au passé, j’éprouvais une douleur presque physique, intolérable. Elle me disait aussi qu’elle savait qu’elle allait mourir mais qu’elle n’avait pas peur. Elle était arrivée au camp avec ses parents, sa sœur et les quatre enfants de celle-ci. Pendant qu’elle parlait, j’imaginais les quatre beaux petits Hollandais, blonds et roses comme sur les images. Je me représentais leur pays natal, leurs costumes nationaux comme à nos mardi-gras d’enfants.
« — Tout cela… au crématoire, et j’irai aussi… et toi aussi. Un peu plus tôt un peu plus tard ! Nous ne pouvons sortir d’ici ! »
Dans mon désespoir et ma révolte, j’enviais ce courage tranquille.
On ne nous soignait pas, mais les appels étaient évités et on pouvait dormir toute la journée ; quelle trêve ! Pourtant, c’est au Revier, relativement détendue, sans bousculade, sans coups que j’ai connu les premières véritables souffrances morales.
Ne pouvant parler à personne puisque aucune femme qui m’entourait ne connaissait le français, j’étais littéralement dominée, envahie par mes pensées, n’ayant plus personne à soutenir, à encourager, j’étais toute prête à me laisser aller, et là-bas, se laisser aller, cesser un seul instant de se raidir, de serrer les dents, de résister avec tous ses nerfs, équivalait à la mort. Mais je n’en pouvais plus ; ces langues inconnues, criardes qui résonnaient à mes oreilles, m’exaspéraient. Je vivais dans une perpétuelle angoisse, la terreur de la sélection me poursuivait ; le docteur S.S. qui venait tous les jours faire le tour du Revier m’épouvantait.
Les nuits – il n’y avait pas une seconde de silence – les cris, les gémissements étaient hallucinants, surtout les hurlements si particuliers des « typhusardes » et le mot « maman » qui revenait dans toutes les langues, dans tous les cris.
Mes nuits s’écoulaient donc sans sommeil, hantées par les souvenirs…
Mon lit donnait directement sur une petite ouverture dans le plafond, servant d’aération et ce Revier étant placé sur le quai, on entendait toutes les nuits les convois arriver, les hurlements des S.S., les cris des malheureux. Le sifflement de la locomotive, bruit familier qui, sur la terre, signifie souvent joie, départ, vacances, et qui, là-bas, sonnait le glas de la mort.
L’infirmière polonaise décida un jour d’ouvrir l’énorme abcès que j’avais au sein (les infirmières presque toutes polonaises, étaient là strictement pour profiter des avantages de la situation et étaient absolument incapables). Elle me l’ouvrit, le creusa, agrandit la plaie sans m’endormir bien entendu. Je la détestais tellement et connaissais si bien son mépris et sa haine pour les Françaises que je ne poussai pas un seul cri. Bientôt deux autres abcès se formèrent à côté du premier. Tout cela devait me sembler peu de chose car la scarlatine ayant atteint quelques Françaises, je fus bientôt en pays de connaissance.
Durant ma vie au camp, et c’est surtout l’avenir qui le montrera, il se passera toujours, au moment le plus désespéré, une toute petite circonstance, un atome qui transformera la situation. Une présence amie ou même simplement une compatriote était à Auschwitz plus bienfaisante que n’importe quoi. J’ai vu souvent ma diarrhée s’arrêter net dès qu’il m’arrivait de retrouver par hasard une de mes amies.
C’est alors que dans la paillasse voisine de la mienne, je vis arriver Eva. Quand je la vis, je crus rêver. Elle était
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