Les masques de Saint-Marc
Son intendant en chef parti à Venise dix jours plus tôt pour préparer leur venue ? Qu’avait-il à voir avec ce bijou ? Comme s’il avait lu dans ses pensées, l’empereur précisa :
— Je lui ai donné l’ordre de réceptionner le collier et de le mettre aussitôt à l’abri dans le coffre-fort de mon cabinet de travail.
Il se leva, lissa son uniforme et, d’une chiquenaude, chassa une miette de biscuit accrochée à sa manche.
— Le comte prendra soin du collier comme de la prunelle de ses yeux.
6
Debout à la fenêtre de sa chambre, grande ouverte, un verre de cognac rempli à ras bord à la main, Eberhard von Königsegg admirait la place Saint-Marc plongée dans la pénombre. Comme il s’était mis à bruiner vers onze heures, il ne distinguait qu’un rectangle gris foncé, entouré de plusieurs douzaines de points lumineux – les becs de gaz offerts aux Vénitiens par Son Altesse en personne. Le général de division vida son verre d’un trait. Une explosion de chaleur à l’intérieur de son ventre le détendit aussitôt. Il se prit à rêver qu’il n’avait jamais mis les pieds au casino Molin.
La reconnaissance de dette qu’il y avait signée la nuit précédente atteignait la somme astronomique de cinq mille cinq cents florins. Or il savait que quand les officiers autrichiens ne réglaient pas leurs obligations, les casinos s’adressaient au commandant de place. Le cas échéant, une enquête officielle ferait éclater au grand jour son goût pour la boisson et ses aventures extraconjugales. Après cela, tout le monde le laisserait tomber comme une vieille chaussette. À moins que…
Königsegg inspira profondément et ferma la fenêtre. Ensuite, il jeta un coup d’œil sur sa montre de gousset et constata qu’il était presque onze heures et demie. Il avait décidé d’attendre minuit. Plus il sortait tard, plus le risque de rencontrer quelqu’un dans les escaliers diminuait.
Au bout de trente minutes passées dans son fauteuil, un autre cognac à la main, le comte se leva. Il éteignit la lampe à pétrole et ferma le dernier bouton de sa veste d’uniforme. Puis il s’empara de la lanterne sourde dont il aurait besoin dans le cabinet de l’empereur et sortit sans bruit dans le couloir.
À présent, il éprouvait une certaine lourdeur dans les membres. Ses genoux vacillaient. Les premiers pas lui donnèrent même l’impression ridicule que le sol s’inclinait sous ses pieds. Néanmoins, il constata qu’il lui suffisait de s’appuyer contre le mur pour garder le cap. Une chance que le cognac ne trouble que son équilibre, pensa-t-il en cherchant la rampe à tâtons. Il gardait l’esprit clair – ce qui était l’essentiel – et son entendement aigu.
Deux paliers plus bas, il toucha au but. Il se trouvait dans un long corridor, faiblement éclairé par les flammes bleuâtres de quelques appliques à gaz. À gauche, du côté de la place Saint-Marc, les appartements de l’empereur se composaient de trois pièces contiguës : tout d’abord l’antichambre, puis la petite salle d’audience et, enfin, le cabinet de travail de Son Altesse où se trouvait le coffre-fort renfermant le collier.
Arrivé devant la porte des appartements royaux, Königsegg s’immobilisa quelques secondes et tendit l’oreille. Comme il n’entendait rien, il appuya sur la poignée avec lenteur, traversa l’antichambre, puis s’engagea d’un pas titubant, mais non dénué d’élan, dans la salle d’audience. Dix minutes après avoir quitté sa chambre, il pénétrait dans le cabinet de travail de l’empereur. Il s’arrêta devant le coffre-fort et inspira de nouveau profondément. Jusqu’à présent, tout s’était déroulé sans accroc. Mais la partie la plus délicate de l’opération l’attendait encore. Il devait composer le bon code.
Quand Grünne avait ouvert le coffre pour y déposer la cassette, deux jours plus tôt, le général de division avait pu voir les deux premiers chiffres de la combinaison. Les quatre suivants allaient de soi. Il s’agissait sans doute d’un zéro, d’un huit, d’un trois et à nouveau d’un zéro. La plupart des gens utilisaient leur date de naissance pour concevoir un code. Königsegg supposait qu’en cela l’empereur n’était pas différent des autres.
Il s’agenouilla, dirigea le faisceau de la lanterne sourde vers le cadran à dix chiffres, gros comme le poing, et arrêta l’aiguille devant le un. Avant chaque nouvelle
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