Les masques de Saint-Marc
En même temps, la princesse risquait de penser que…
Il leva la tête. Elle avait dit quelque chose qu’il n’avait pas compris.
— Trois florins ou, si tu préfères, six lires, répéta-t-elle.
— Pardon ?
— Trois florins ou, si tu préfères, six lires. La pièce, bien entendu.
— Qu’est-ce qui vaut six lires la pièce ?
La princesse expira un anneau de fumée au-dessus de la table. Puis elle dit sans le regarder :
— Un ananas. Quatre ananas coûtent par conséquent vingt-quatre lires. Quant au champagne, il doit se monter à douze lires supplémentaires, ce qui nous mène à un total de trente-six lires.
Cette somme représentait à peu près une semaine de salaire pour un commissaire de police. Était-ce ce que sa fiancée voulait lui faire comprendre ? Non. Il suffisait qu’elle sût qu’il le savait. Tron, qui se demandait toujours où elle voulait en venir, fronça les sourcils.
— Tu souhaites qu’à l’avenir je renonce au dessert ?
Il ne lui parut pas judicieux d’ajouter que, dans les faits, il se contentait d’un seul plat. Maria afficha un sourire un peu froid.
— Bien sûr que non ! D’autant que tu as l’air d’y tenir beaucoup. Je voulais juste te prévenir que certaines circonstances pourraient nous contraindre à des économies.
Le commissaire trouva cette phrase étrange dans la bouche d’une femme qui habitait un palais rénové de fond en comble au bord du Grand Canal et employait une douzaine de domestiques. À présent cependant, le sourire s’évanouit tout à fait sur le visage de sa fiancée.
— La comtesse ne t’a parlé de rien ?
— De quoi aurait-elle dû me parler ?
— Les verriers de Bohême ont adressé une requête à Vienne, expliqua-t-elle sans élever la voix, sur le ton qu’elle prenait d’ordinaire pour annoncer les mauvaises nouvelles. Nous vendons trop de verre pressé en Autriche. De ce fait, le ministère du Commerce songe à prendre des mesures protectionnistes.
Elle se tut et suivit du regard le nuage couleur de lavande qui s’échappait de sa cigarette.
— S’ils instaurent des droits de douane, nous ne ferons plus de bénéfices.
Puis elle ajouta comme en passant :
— Le cas échéant, je serai obligée d’interrompre la production.
Il lui fallut plusieurs secondes pour décoder le sens de cette phrase en apparence anodine : Le cas échéant, je serai obligée d’interrompre la production . La fabrication du verre pressé était du domaine de sa mère, la comtesse Tron. La suspension de cette activité obligerait la vieille dame à se contenter de nouveau de son légendaire bal masqué annuel. Il doutait qu’elle s’en accommodât. En outre, une telle décision signifiait que les travaux de leur palais, toujours en ruine contrairement à celui de Balbi-Valier, seraient remis aux calendes grecques.
Étonnant, pensa-t-il, à quel point ses fiançailles avec la princesse avaient changé non seulement sa propre existence, mais aussi celle de sa mère. Au départ, la comtesse avait désapprouvé sa liaison avec la fille d’un petit fermier de la « terre ferme ». Mais au bout de quelque temps, ses allusions caustiques aux origines « modestes » de la princesse avaient cessé. Et quand Maria avait proposé d’inscrire le nom de Tron sur le cristal qu’elle produisait à Murano, la fière Vénitienne avait aussitôt accepté – à la grande surprise de son fils. Dès lors, elle avait investi dans le commerce du verre pressé une énergie non moins surprenante, car elle n’était plus toute jeune. La rendre à sa vie privée était de l’ordre de l’impensable. Le commissaire toussota.
— Je me demande ce que la comtesse fera si tu arrêtes la production.
C’était une bonne question. Qu’est-ce que sa mère pourrait bien faire ? Ouvrir un magasin d’antiquités comme son amie, la comtesse Albrizzi, qui refilait à des étrangers fortunés de faux meubles anciens ? Se spécialiser dans la vente de tableaux de troisième ordre, achetés à vil prix, qu’elle ferait passer pour du bien de famille ? Ou organiser une fois par mois un bal masqué dont elle ferait payer l’entrée, comme au théâtre ? Cela paraissait difficile à imaginer.
Tron se rappela la discussion qu’il avait eue à la gare l’après-midi même. Il dit sans réfléchir :
— Julia Valmarana a ouvert une pension.
Il regretta aussitôt cette confidence, car l’idée de voir le salon du palais Tron transformé en réfectoire lui
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