Les masques de Saint-Marc
colonel ne put taire sa surprise.
— Comment êtes-vous au courant ?
— Je m’y suis rendu, dit le lieutenant non sans une légère fierté dans la voix. Ils sont sans doute allés à Vérone montrer une photographie de la victime. Là, ils auront appris qu’il transportait un cercueil. De ce fait, ils sont venus au cimetière où ils ont sûrement demandé qui avait acheté l’emplacement et qui avait assisté à la cérémonie. Je suppose qu’un seul homme a rencontré le curé et qu’il lui a raconté des sornettes.
— Ce Ziani, vous croyez ?
— Lui ou un des trois autres, peu importe. En tout cas, la piste suivie par la police finit dans un cul-de-sac.
— Comment vont-ils réagir à votre avis ?
Boldù réfléchit quelques secondes.
— Ils vont se montrer très méfiants. Et poursuivre sur cette voie.
— C’est-à-dire ?
— Peut-être seront-ils si méfiants qu’ils examineront le cercueil, supposa le lieutenant. Cela me faciliterait la tâche.
— L’empereur arrive mardi, rappela le colonel. La police doit avoir mis ces individus hors d’état de nuire au plus tard la veille.
Boldù partit d’un rire méchant.
— Si nécessaire, je déposerai un autre appât. Un appât impossible à rater. Quand aurai-je le programme détaillé de la visite officielle ?
— Lundi, promit le colonel, heureux d’entrevoir la fin de la conversation. La grand-messe à la basilique Saint-Marc aura lieu jeudi après-midi. Pour des raisons de sécurité, les autorités locales n’apprendront le déroulement exact de la cérémonie qu’au matin. Je vous laisserai mes instructions en poste restante *. Vous n’avez qu’à passer deux fois par jour vider la boîte à lettres.
Le colonel Hölzl ressentit du plaisir à lui donner une espèce d’ordre.
— Et comment vous joindre en cas de problème ?
— De la même façon. Vous déposez un courrier au nom de M. Mödling.
Ils se quittèrent après une brève courbette. Boldù disparut de manière aussi discrète qu’il avait surgi. Sans le vouloir, Hölzl serra le pommeau de sa canne-épée avant de s’enfoncer lui aussi dans la nuit.
18
Tron qui, contre toute habitude, était arrivé au commissariat de très bonne heure ce matin-là posa le dernier dossier sur la pile des rapports de police qu’il venait d’étudier avec soin. « Quelle ville tranquille, tout de même ! » pensa-t-il en refermant la chemise. Aucun événement sérieux n’avait été signalé deux nuits plus tôt, ni dans le secteur de Saint-Marc, ni même dans les cinq autres. Pas un crime, pas un vol, pas un cambriolage – et pas non plus l’arrestation d’un homme en possession d’un collier de valeur.
L’histoire étrange que l’intendant en chef de l’impératrice lui avait racontée, une interpellation dans un restaurant qui n’existait pas, ne l’avait plus lâché depuis la veille. Königsegg avait menti, cela ne faisait aucun doute. Seulement pourquoi ? Et qu’attendait-il d’une visite au commissariat central ? Tout laissait à penser qu’il connaissait des difficultés. Ce n’était pas pour déplaire à Tron, car cela signifiait qu’il reviendrait sans doute le voir.
Quand Bossi arriva au bureau, peu avant dix heures, Tron – plongé dans la relecture de l’ Emporio della Poesia – hésita à lui parler de la visite de l’intendant en chef. Pour finir, il y renonça, d’autant que son assistant semblait avoir d’autres soucis.
— Aucun M. Montinari n’habite piazza San Giobbe, annonça-t-il en s’asseyant avec prudence sur la fragile chaise Thonet en face du commissaire.
Les étoiles sur ses pattes d’épaule scintillaient comme s’il venait de les lustrer, ce qui était d’ailleurs sans doute le cas. Tron se pencha au-dessus de son bureau.
— Vous avez demandé à l’église ?
— Naturellement, répondit l’inspecteur avec froideur.
— Et dans les boutiques environnantes ?
— Il n’en existe plus qu’une, un magasin de légumes, où personne n’a jamais entendu parler d’un quelconque M. Montinari.
— Donc, le père Silvestro a menti, en déduisit Tron. Ou alors, il s’est lui-même laissé berner et nous a rapporté ce qu’il croit être la vérité.
Par souci d’exhaustivité, il ajouta une troisième hypothèse :
— À moins qu’on ne lui ait menti et qu’il ne nous ait menti à son tour.
Bossi tira sur la manche de son uniforme pour la défroisser et poussa un soupir.
— Toute cette histoire n’a
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