Les masques de Saint-Marc
envoyé un ange une première fois ? Le rédempteur de l’humanité ne réalisait-il pas tous les jours des miracles ? Et la coagulation du mercure dont il avait été témoin ne frisait-elle pas le miracle, justement ?
Ce jour-là, Königsegg s’était réveillé vers midi, l’esprit étonnamment clair et convaincu de pouvoir mettre la main sur le scélérat. Qui sait ? pensa-t-il en s’avançant vers l’entrée. Peut-être parviendrait-il même à lui arracher le mystère de la multiplication directe .
La porte massive grinça, puis se referma dans un battement sourd qui fit trembler le sol. La partie droite du vestibule était bouchée par un mur en briques nues, percé d’une porte en bois brut derrière laquelle on entendait des coups réguliers et de petits cris aigus, comme si le maître des lieux entretenait une volière. Königsegg ôta son haut-de-forme et frappa à la porte avec le pommeau de sa canne.
— M. Andreotti ?
Les coups s’interrompirent brutalement tandis qu’un terrible piaillement se fit entendre. On aurait dit que les oiseaux – « nos petits messagers du printemps », comme les appelait son épouse – s’affolaient. Enfin, la porte s’ouvrit. Un homme maigre et sans âge, qui portait un tablier plein de taches et tenait un hachoir à la main, apparut dans l’encadrement. Il dévisagea son visiteur d’un air bourru.
— Êtes-vous Signor Andreotti ? l’interrogea l’Autrichien. C’est vous qui percevez les loyers sur le campo Santo Stefano ?
L’homme, qui s’appelait de toute évidence Andreotti, esquissa un mouvement de la tête.
— J’aurais besoin d’un renseignement au sujet d’un de vos locataires, reprit le général de division. Celui qui loge au premier. Ses voisins n’ont rien pu me dire. Il faut à tout prix que je le retrouve.
Cette phrase parut éveiller l’intérêt de son interlocuteur.
— Il vous doit de l’argent ? demanda-t-il.
« Oui, pensa Königsegg, on peut voir les choses de cette manière. » Il hocha la tête.
— Et même une assez belle somme.
— Ce salaud a disparu sans me payer son loyer, déclara le gérant de mauvaise humeur.
Puis, contre toute attente, il s’écarta.
— Entrez !
L’intendant en chef fit un pas en avant. Le spectacle qui s’offrit alors à sa vue lui coupa le souffle. Au lieu de « petits messagers du printemps », les cages empilées contre le mur du fond contenaient des rats. Des centaines et des centaines de rats. Königsegg comprit que le doux gazouillis qu’il avait cru percevoir était en réalité un sifflement strident. Malgré la fraîcheur des lieux, une odeur lourde et âcre dominait l’atmosphère. Au-dessous d’une lampe à pétrole suspendue au plafond, un billot était couvert de petits morceaux de viande, parfois encore rattachés à la peau. À côté, un tonneau en bois débordait de rats morts.
— Je récupère les dépouilles, expliqua Andreotti avec un sourire qui découvrait des incisives pointues.
Königsegg faillit rebrousser chemin.
— Vous faites le commerce de rats ?
Son hôte acquiesça.
— La demande est forte.
Le général le regarda d’un air troublé. Cette viande atterrissait-elle peut-être dans des saucisses ? Car il était difficile de savoir de quoi il s’agissait. Ou même certains restaurants la servaient-ils ? Sous le nom de volaille par exemple ? Ou, bien épicée, sous le nom de goulasch hongrois ? Il aperçut alors les découpes sur le plan de travail.
— Vous nourrissez ces bêtes avec la viande de leurs… ?
Il n’acheva pas sa phrase ; cependant, le sens en était clair.
— De toute façon, quand ils meurent de faim, ils se bouffent entre eux, confirma Andreotti. En même temps, beaucoup se font juste mordre. Moi, les rats blessés, je ne peux rien en faire. Il me faut des animaux frais et en bonne santé.
Il essuya la lame de son hachoir dans un torchon sale.
— Mais vous êtes venu pour mon locataire, je crois.
— Que savez-vous à son sujet ?
— Pas grand-chose, dit le Vénitien. Il a emménagé il y a un mois, et hier, il aurait dû payer son loyer. Seulement, on dirait qu’il est parti. J’ai un double des clés, l’appartement est vide.
— Pour combien de temps avait-il loué ce logement ?
— Je suis incapable de vous le dire.
Andreotti se pencha, prit un rat mort dans le tonneau et le posa sur le billot.
— C’est M. Montalban, le propriétaire de l’immeuble, qui a conclu le contrat. Moi, j’encaisse juste
Weitere Kostenlose Bücher