Les masques de Saint-Marc
il entendit frapper. La porte s’ouvrit en grinçant et le sergent Vazzoni apparut avec sa face de lune.
— Qu’y a-t-il, sergent ?
Avant de répondre, le policier salua de façon réglementaire.
— Un certain comte Königsegg attend en bas, commissaire. Il demande à vous parler.
Tron écarquilla les yeux.
— L’intendant en chef de Sa Majesté ? En uniforme ?
Vazzoni secoua la tête.
— Non, en civil. Il ne ressemble d’ailleurs pas vraiment à un comte.
— Vous a-t-il expliqué l’objet de sa venue ?
— Il a juste dit qu’il s’agissait d’un sujet important.
Le policier fit un pas en arrière.
— Dois-je lui répondre que vous êtes occupé, commissaire ?
Tron leva la main d’un geste horrifié.
— Surtout pas, sergent !
Il rangea les épreuves de l’ Emporio dans le tiroir, se leva en hâte et lissa sa redingote du plat de la main. Pour que l’intendant en chef de Sa Majesté lui rende visite au commissariat, il devait avoir un problème. Peut-être même était-ce l’impératrice qui avait un problème. Dans ce cas…
Tron n’arrivait pas à croire à son bonheur. Il prit une profonde inspiration et se frotta les mains.
— Allez me chercher le comte ! ordonna-t-il à Vazzoni. Et traitez-le avec la plus extrême obligeance.
Cinq minutes plus tard, la porte se rouvrit et Eberhard von Königsegg pénétra dans le bureau. Il portait une redingote gris souris, des bottes à guêtres blanches et une canne censée de toute évidence contrecarrer une dérive à bâbord. Tron devina aussitôt les effets d’une nuit bien arrosée car dès l’arrivée du général de division, une intense odeur de cognac et d’eau de Cologne se répandit dans la pièce. Il lui avança la chaise branlante destinée à ses visiteurs et regagna sa place.
— Je suppose que vous disposez déjà du rapport, déclara Königsegg sans ambages.
Même de l’autre côté du bureau, son haleine était à peine supportable ; c’est dire que sous le vent, on avait de fortes chances de s’intoxiquer ! Pourtant, il parlait de manière tout à fait distincte.
Tron afficha le sourire d’un directeur d’hôtel confronté à un client difficile, mais fortuné. Devait-il faire semblant de savoir de quel rapport le comte lui parlait ? Parce que le client est roi ? Non, trop risqué. Pas la peine de compliquer l’affaire. Il avait survolé la main courante : en dehors d’une petite altercation au Quadri , il ne s’était rien passé de notable la nuit précédente. Il se pencha poliment au-dessus du bureau, bravant avec courage les exhalaisons éthyliques de son vis-à-vis.
— De quel rapport voulez-vous parler, mon général ?
Königsegg lui adressa un regard perplexe.
— Le rapport sur l’arrestation de Santo Stefano et le collier réquisitionné, murmura-t-il sur le ton d’un conspirateur. Je peux vous être utile, commissaire. Et en échange, vous pouvez peut-être me rendre service.
Ces propos semblaient traduire un extrême égarement. Le général souffrait-il de visions ? Tron résolut d’avancer avec prudence. Il renouvela son sourire d’hôtelier.
— Quand l’arrestation a-t-elle eu lieu ?
Königsegg le fixa un instant, bouche bée.
— Hier soir, à Santo Stefano.
— Et qui a procédé à cette interpellation ?
— Deux sergents en uniforme.
L’Autrichien s’efforçait visiblement de garder bonne contenance.
— Cela signifie-t-il que vous n’êtes pas informé ? voulut-il savoir.
— Il n’y a aucune trace de cette arrestation dans la main courante, répondit le commissaire. Le seul incident au cours de la nuit dernière est une dispute au Quadri .
Deux officiers croates ivres morts avaient tiré leurs couteaux. Tron estima plus élégant de passer ce détail sous silence.
— Toutefois, cette affaire ne relevait pas de notre compétence puisqu’il s’agissait de deux officiers de Sa Majesté. S’il s’est produit quoi que ce soit la nuit dernière, nous n’avons rien dans nos dossiers.
— Se peut-il que des policiers d’un autre secteur procèdent à des arrestations dans le vôtre ?
Tron fit la moue.
— En principe, oui, à l’issue d’une poursuite. Néanmoins, même dans ce cas, nous devrions avoir reçu un rapport.
— Pourtant, je les ai vus de mes propres yeux ! s’entêta le général.
— Où cela ?
Cette fois, le comte dut réfléchir un instant. Il finit par répondre : — Dans un petit restaurant sur le campo Santo Stefano.
Il leva la
Weitere Kostenlose Bücher