Les masques de Saint-Marc
main droite pour se gratter la tempe. On aurait dit qu’il était pris tout à coup d’une terrible migraine.
— J’avais rendez-vous avec un homme qui voulait me vendre un collier en or, reprit-il.
— Un bijoutier ?
Königsegg toussota avec nervosité.
— Je suis incapable de vous le dire. J’ai fait sa connaissance par hasard. Nous nous étions donné rendez-vous dans ce restaurant pour qu’il me montre le collier en question.
— Vous ne le connaissiez donc pas ?
Le général de division secoua la tête.
— Non.
— Et comment s’est déroulée cette arrestation ?
— J’étais au comptoir pour modifier la commande quand j’ai vu deux policiers s’approcher de notre table et emmener mon interlocuteur avec eux.
— Vous êtes sûr qu’il s’agissait de policiers ?
Tron remarqua que cette question lui fit l’effet d’un coup de poing.
— Que voulez-vous dire par là, commissaire ? balbutia le comte.
— Qu’on peut acheter de vieux uniformes à tous les coins de rue, expliqua-t-il. Mais admettons qu’il s’agît bien de policiers. En quoi pourrais-je vous être utile, mon général ?
— Eh bien, je pensais que… En fait…
Königsegg laissa la phrase en suspens et fixa son interlocuteur. Tron connaissait bien cette expression. C’était celle d’un homme prêt à parler, car se sentant perdu et en danger.
Toutefois, l’intendant en chef se ressaisit très vite. Il se leva. S’il avait failli lui faire une confidence, c’était terminé. Le commissaire se leva à son tour. Il sourit d’un air compréhensif.
— Si jamais vous avez besoin de mon aide, mon général, vous pouvez me joindre à tout moment au palais Tron.
— Ce ne sera pas nécessaire, répliqua Königsegg d’un ton sec.
Il s’inclina de manière cérémonieuse, tourna les talons et sortit d’un pas chancelant.
C’est seulement lorsqu’il eut fermé la porte derrière lui que Tron prit conscience d’une légère incohérence dans son récit déjà bizarre en soi. Il n’existait pas de restaurant sur le campo Santo Stefano. Depuis que le petit café en face de l’église avait fermé, il n’y avait plus une seule boutique. Donc, ou bien Königsegg s’était trompé d’endroit, ou bien il avait menti. Mais pourquoi ?
Tron haussa les épaules. Il se rassit, ouvrit le tiroir de son bureau et en sortit les épreuves de l’ Emporio . Il avait vraiment plus important à régler. Si l’intendant en chef avait un problème, il ne manquerait pas de se manifester à nouveau. Et on lui prêterait assistance avec le plus grand plaisir.
17
Le colonel Hölzl arriva sur le campo Santa Margherita par le sud. C’était un homme de taille moyenne, aux habits discrets, qui portait un haut-de-forme noir et tenait une canne bienveillante dans la main droite. Il s’agissait en réalité d’une canne-épée sans laquelle il ne sortait jamais de chez lui. Il aimait cette arme à son image, car il se voyait lui-même comme un homme d’acier dont la vraie nature se cachait derrière le masque de l’inoffensif bourgeois. Le colonel Hölzl résolut de la montrer à Boldù dès la première occasion : il en tirerait ses conclusions.
La bruine qui avait arrosé la ville pendant tout l’après-midi avait cessé à la tombée de la nuit. Cependant, le ciel restait couvert. Comme la lumière des rares lampes à huile fixées sur le mur des maisons n’excédait pas quelques enjambées, la plus grande partie de la place était plongée dans l’obscurité. On distinguait à peine la Scuola dei Varoteri, le bâtiment en briques au centre du campo où ils s’étaient donné rendez-vous. C’était vraiment un lieu idéal pour une rencontre secrète. Il doutait que Boldù soit surveillé, mais mieux valait ne courir aucun risque. Quand il eut fait le tour de l’édifice central, il constata que son agent n’était pas encore arrivé. Il faut dire qu’il avait dix minutes d’avance.
L’avant-veille, il avait reçu à Vienne un télégramme de Turin dont les dix phrases insignifiantes, une fois déchiffrées, prenaient un sens si grave qu’il avait aussitôt demandé un entretien à Crenneville. Et comme le colonel lui avait conseillé de se rendre à Venise, par précaution, il avait pris le train de Trieste dès le lendemain, puis l’ Archiduc Sigmund , un bateau à aubes du Lloyd autrichien.
Le colonel Hölzl, pour qui la Sérénissime ne possédait pas plus de charme que Klagenfurt, avait déjeuné au Quadri
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