Les murailles de feu
au-dessus de la ville, hors de portée de l’armée argienne, appartenaient à sa bande.
— Si nous vous y reprenons à l’enfreindre, toi, ta cousine ou l’esclave, ajouta-t-il, nous vous arracherons le foie et nous le jetterons aux chiens !
À l’automne, quand souffle Borée, le vent du nord, nous avions dépassé la ville. Sans le savoir de Bruxieus en matière de racines et de pièges, nous serions morts de faim.
Jadis, sur la ferme de mon père, nous attrapions les oiseaux pour les mettre dans notre pigeonnier, pour les apparier, ou bien nous les gardions une heure ou deux avant de les relâcher. Maintenant, nous les mangions et Bruxieus nous en faisait tout dévorer, à l’exception des plumes. Nous croquions les petits os creux, nous mangions les yeux et les pattes à l’exception des extrémités, nous ne rejetions que le bec. Nous avalions les œufs tout crus, des vers, des limaces et des hannetons, nous pourchassions lézards et serpents jusqu’à ce que l’hiver les eût fait rentrer sous terre. Nous mangeâmes tant de fenouil que, jusqu’à ce jour, son parfum anisé, même dans un ragoût, me donne la nausée. Diomaque devint mince comme un roseau.
— Pourquoi ne me parles-tu plus ? lui demandai-je une nuit que nous trimardions sur une colline caillouteuse. Ne puis-je plus mettre ma tête dans ton giron comme autrefois ?
Elle se mit à pleurer et ne voulut pas me répondre. Je m’étais fabriqué une lance de fantassin en bouleau durci au feu, qui n’était plus une arme d’enfant, mais destinée à tuer. Je nourrissais des visions de vengeance. J’irais vivre chez les Spartiates et, un jour, je tuerais des Argiens. Je m’entraînais comme je l’avais vu faire à nos guerriers, avançant comme si j’étais en ligne, portant haut un bouclier imaginaire et la lance posée sur l’épaule droite, prête à filer.
— Tu seras comme eux quand tu seras grand, dit-elle.
Elle voulait parler des soldats qui l’avaient violentée.
— Non.
— Tu seras un homme. Tu ne pourras pas te maîtriser.
Une nuit que nous avancions depuis des heures, Bruxieus demanda à Diomaque pourquoi elle était tellement silencieuse. Il s’inquiétait des noires pensées qu’elle mijotait. Elle refusa d’abord de répondre, puis elle nous décrivit son mariage d’une voix triste et douce. Elle l’avait organisé dans sa tête pendant toute la nuit, elle nous parla de la robe qu’elle porterait, du type de guirlande dont elle se parerait, de la déesse qu’elle invoquerait pour son sacrifice. Elle pensait depuis des heures à ses sandales, nous dit-elle. Elles seraient belles, ses sandales nuptiales ! Puis ses yeux se mouillèrent et elle détourna la tête.
— Tout ça montre comme je suis sotte. Personne ne m’épousera.
— Moi, je t’épouserai, dis-je d’emblée.
Elle se mit à rire.
— Toi ? Tu n’as aucune chance !
Cela peut paraître dérisoire, mais jamais des mots n’avaient autant blessé mon cœur d’enfant. Je me jurai qu’un jour j’épouserais Diomaque. Je serais l’homme et le guerrier qu’il fallait pour la protéger.
Pendant quelque temps en automne, nous tentâmes de survivre sur la côte, dormant dans des grottes et fouillant marais et marécages. Là au moins on trouvait à manger. Coquillages, crabes, moules, oursins abondaient dans les rochers. Nous apprîmes à capturer des mouettes en vol à l’aide d’épieux et de filets. Mais l’hiver devint cruel. Bruxieus en souffrit, même s’il ne nous laissait jamais deviner sa faiblesse quand nous le regardions. Mais je l’observais parfois dans son sommeil ; il paraissait soixante-dix ans. Les intempéries pesaient sur ses ans, ses vieilles blessures lui faisaient mal, mais, plus d’une fois, il se priva pour nous. Je le surprenais quelquefois à me dévisager, s’interrogeant sur le ton de ma voix. Il s’assurait que je n’étais devenu ni fou, ni bestial.
Puis le froid raréfia la nourriture. Il nous fallut mendier. Bruxieus choisissait une ferme isolée et s’en approchait seul. Les chiens se jetaient sur lui en meute aboyante et les travailleurs de la ferme sortaient avec méfiance des champs ou d’un édifice délabré. Un père et ses fils posaient leurs mains rugueuses sur les outils qui pouvaient se changer en armes le cas échéant. Les collines étaient alors infestées de brigands et les fermiers ne savaient jamais qui se présentait à leurs portes ni dans quelle sombre
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