Les murailles de feu
intention. Bruxieus enlevait alors son bonnet et attendait que la maîtresse de maison se montrât et prît note de ses yeux laiteux et de sa mine défaite. Il nous indiquait du geste, Diomaque et moi, qui tremblions sur le bord du chemin, et demandait à la matrone, non à manger, ce qui nous eût désignés comme mendiants et eût fait lâcher les chiens, mais un objet de rebut, râteau, battoir, manteau usé, que nous pourrions réparer et vendre à la ville voisine. Il prenait bien soin de se faire indiquer la direction et de paraître prêt à partir ; de la sorte, les fermiers étaient sûrs que leur sollicitude ne nous enracinerait pas. Et, presque toujours, les fermières nous offraient alors un repas ; elles nous invitaient parfois à l’intérieur pour écouter les nouvelles que nous apportions de villes lointaines et nous donner les leurs.
Ce fut au cours de l’un de ces repas d’occasion que j’entendis pour la première fois le mot Sepeia. C’était un lieu en Argolide, une région boisée près de Tirynthe où les Argiens avaient récemment livré combat aux Spartiates. Le garçon qui l’évoqua était le neveu du fermier, de passage là ; comme il était muet, on ne pouvait communiquer avec lui que par signes et même sa famille le comprenait à peine. Mais enfin, l’on saisit que, sous la conduite du roi Cléomène, les Spartiates avaient remporté une victoire éclatante. Le garçon avait entendu parler de deux mille Argiens morts, mais l’on avait également parlé de quatre et même six mille. Mon cœur fusa de joie. Combien j’eusse voulu y être ! Avoir été un adulte dans cette bataille, taillant à merci les hommes d’Argos comme, dans leur perfidie, ils avaient taillé dans les miens et tué mon père et ma mère.
Les Spartiates devinrent pour moi les égaux des dieux vengeurs. Je ne pouvais en entendre assez sur ces guerriers qui avaient infligé une si cuisante défaite aux assassins de ma famille et violé mon innocente cousine. Aucun étranger que nous rencontrâmes n’échappa à mes questions juvéniles. Parle-moi de Sparte. De sa double royauté. Des trois cents chevaliers qui la protègent. De l’ agogê qui entraîne la jeunesse du pays. Des réunions de guerriers, les syssities. Nous apprîmes que quelqu’un avait demandé au roi Cléomène pourquoi il n’avait pas rasé la ville d’Argos quand il était parvenu à ses portes et qu’elle était à sa merci.
— Nous avons besoin des Argiens, avait répondu le roi. Contre qui donc notre jeunesse s’entraînerait-elle ?
Nous mourions de faim, l’hiver, dans les collines. Bruxieus s’affaiblissait. Je me mis à voler. Diomaque et moi maraudions la nuit dans les parcs des bergers, repoussant les chiens à coups de bâtons, et nous dérobions un chevreau quand nous le pouvions. La plupart des bergers étaient armés de flèches et nous entendions celles-ci nous siffler aux oreilles. Nous nous arrêtions pour les ramasser et nous en eûmes bientôt un paquet. Bruxieus détestait nous voir devenus voleurs. Nous volâmes un jour un arc sous le nez d’un chevrier endormi. C’était une belle arme, un arc de cavalerie thessalienne, si fort que ni Diomaque ni moi ne pouvions le bander. Puis advint l’incident qui changea ma vie et me mit sur la route menant aux Murailles de Feu.
Je fus attrapé alors que je volais une oie. Elle était grasse, destinée au marché. Je fus maladroit dans l’escalade d’un enclos. Les chiens me saisirent. Les fermiers me traînèrent dans le fumier de l’étable et me crucifièrent à une planche de corroyeur de la taille d’une porte, m’enfonçant des pointes dans les paumes. Immobilisé sur le dos, je hurlais de douleur pendant que les fermiers me fouettaient les jambes, jurant qu’après leur déjeuner ils me castreraient comme un mouton et pendraient mes testicules au portail, pour tenir en respect les autres voleurs. Diomaque et Bruxieus se tapissaient dans le repli de la colline. Ils entendirent tout…
*
Ici le prisonnier interrompit son récit. La fatigue et ses blessures avaient beaucoup épuisé l’homme ou peut-être était-ce, comme l’imaginèrent ses auditeurs, l’émotion de ses souvenirs. Sa Majesté demanda, par le truchement du capitaine Oronte, si le prisonnier avait besoin de soins. L’homme refusa. Son hésitation à poursuivre son récit, déclara-t-il, ne venait pas de son incapacité, mais du dieu qui lui dictait l’ordre de son récit et qui
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