Les murailles de feu
découvert. Des centaines d’hommes en armes avançaient vers nous. Mais, par chance ou grâce à une intervention divine, ils n’avaient pas été convoqués pour réagir à l’attaque contre leur roi ; en fait, ils en ignoraient tout. Ils venaient tout simplement de répondre à l’appel de l’aube et, mal réveillés et maussades dans l’obscurité et la tempête, ils se préparaient à poursuivre la bataille. Les cris des marins au pavillon, derrière, se perdaient dans le vent et les gardes qui nous avaient poursuivis s’étaient égarés dans l’obscurité.
Comme il advient souvent en temps de guerre, notre perception de la réalité se trouva tellement mise à mal que notre fuite du camp perse parut un cauchemar. Nous allions maintenant non pas courant, mais boitant et nous traînant. Nous ne faisions aucun effort pour nous dérober à l’ennemi, mais, au contraire, nous en approchions et nous engageâmes même la conversation avec lui. Ironie supplémentaire, ce fut même nous qui donnâmes l’alerte, sans casques, couverts de sang, avec des boucliers dont le lambda de Lacédémone avait été effacé, et portant sur nos épaules un homme grièvement blessé, Alexandros, et un autre mort, Lachide. Selon toute apparence, nous avions l’air d’un groupe de sentinelles épuisées. Dienekès, s’exprimant en grec de Béotie, dont il s’efforçait d’imiter l’accent, et Suicide, en scythe, s’adressèrent aux officiers ennemis en répétant le mot « mutinerie » et en indiquant le pavillon de Sa Majesté ; ils ne paraissaient pas agités, mais las.
Les ennemis avaient tous l’air de s’en moquer. À l’évidence, le gros de l’armée était constitué de recrues malgré elles, détachées par des peuples mobilisés contre leur gré. Dans cette aube humide et battue par la tempête, ces gens ne pensaient qu’à se réchauffer le cul, se remplir le ventre et finir la journée de combats avec la tête encore en place.
Une escouade de cavaliers trachiniens, qui essayaient désespérément d’allumer un feu pour réchauffer une collation, offrit même de l’aide pour Alexandros. Ils nous prenaient pour des Thébains, puisque ces derniers appartenaient à la coalition perse et que c’était justement leur tour de monter la garde du périmètre de sécurité. Ils fournirent donc du feu, de l’eau et des pansements, et Suicide, de ses mains de chirurgien expérimenté, arrêta l’hémorragie avec des « dents de chien » en cuivre. Alexandros était alors en état de choc.
— Suis-je en train de mourir ? demanda-t-il à Dienekès d’un ton détaché et d’une voix d’enfant, comme quelqu’un qui n’en peut mais.
— Tu mourras quand je t’en donnerai l’autorisation, répondit Dienekès avec douceur.
En dépit du garrot, le sang continuait de couler des veines et des veinules sectionnées du poignet d’Alexandros. Du plat de son épée chauffée à blanc, Suicide cautérisa et banda le moignon, puis appliqua un tourniquet à la pliure du bras. Mais, dans l’obscurité et la confusion, personne ne s’était avisé d’une blessure de lance, au-dessous de la deuxième côte ; elle saignait aussi, mais à l’intérieur, au-dessous des poumons du jeune homme.
Dienekès avait été blessé à la jambe, la mauvaise jambe, celle dont le jarret avait été fracturé ; il avait lui aussi perdu du sang. Il n’avait plus la force de porter Alexandros. Ce fut Polynice qui chargea le jeune homme encore conscient sur son épaule droite, relâchant la poignée du bouclier afin de protéger le dos d’Alexandros.
Suicide, lui, s’écroula à mi-chemin de la pente qui menait à la citadelle ; il avait été blessé à l’aine, dans le pavillon, et il ne s’en était pas rendu compte. Je me chargeai de lui et le Coq se chargea du corps de Lachide. La jambe de Dienekès lui faisait défaut et il ne pouvait porter que sa personne. À la lumière des étoiles, nous déchiffrâmes le désespoir dans ses yeux.
Il nous parut honteux de laisser les corps de Doréion et de Chien, et même celui du Joueur de Ballon parmi les ennemis. Et ce sentiment mobilisa les dernières forces qui restaient dans nos membres et nous soutint pendant la descente abrupte. Nous avions dépassé la citadelle ; nous longions le bois défriché où campait la cavalerie thessalienne. Ils étaient tous armés et se préparaient pour les combats de la journée. Quelques instants plus tard nous atteignîmes
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