Les murailles de feu
le couvert où s’étaient réfugiés les cerfs. Une voix dorique nous interpella ; c’était Télamon, que Dienekès avait renvoyé informer Léonidas de l’existence du chemin de montagne et de l’arrivée des Dix Mille. Il revenait avec du secours, trois servants spartiates et une demi-douzaine de Thespiens. Nous nous laissâmes tomber d’épuisement.
— Nous avons fixé une corde sur le sentier, dit Télamon à Dienekès, la descente n’est pas trop difficile.
— Et les Immortels perses ? Les Dix Mille ?
— Il n’y avait pas trace d’eux quand nous sommes partis. Mais Léonidas a commandé la retraite des Alliés. Tout le monde se replie, sauf les Spartiates.
Polynice déposa doucement Alexandros sur l’herbe du couvert. L’odeur des cerfs demeurait. Je vis Dienekès se pencher pour voir si Alexandros respirait encore, puis coller son oreille à sa poitrine.
— Taisez-vous ! nous cria-t-il. Taisez-vous, bon sang !
Mais pouvait-il distinguer le bruit de son propre cœur de celui qu’il cherchait désespérément à entendre ? De longs moments s’écoulèrent. À la fin, Dienekès s’assit et son dos parut accuser le poids de toutes les blessures et de toutes les morts qu’il avait rencontrées pendant sa vie.
Il glissa tendrement la main sous la nuque du jeune homme pour lui relever la tête. Le cri le plus déchirant que j’eusse jamais entendu lui sortit de la poitrine. Son dos se souleva et ses épaules furent secouées. Il prit dans ses bras le corps sans vie d’Alexandros, dont les bras retombaient mollement, comme ceux d’une poupée. Polynice s’agenouilla près de mon maître, lui drapa la cape sur les épaules et le consola pendant qu’il sanglotait.
Ni à la guerre ni ailleurs, moi ou aucun des hommes présents n’avions jamais vu Dienekès perdre le contrôle de ses émotions. On voyait qu’il s’efforçait de retrouver la maîtrise de soi digne d’un officier et d’un Spartiate. Avec un soupir qui ne venait pas de la gorge, mais des profondeurs de son corps, et pareil au sifflement de mort du daimon qui s’échappe par la bouche, il reposa le corps d’Alexandros sur le manteau écarlate étalé sur le sol. De sa main droite, il serra le bras du jeune homme qui avait été son pupille et son protégé depuis le jour de sa naissance.
— Tu as oublié notre chasse, Alexandros, dit-il.
L’aube livide répandit ses lueurs sur le ciel vide au-dessus du bosquet. On distinguait maintenant les pistes du gibier et les traces des cerfs. Le regard pouvait distinguer les rives taillées par le torrent, tellement semblables à celles du Theraï sur le Taygète, avec les mêmes bouquets de chênes et les sentiers ombragés qui, à coup sûr, foisonnaient de cerfs, de sangliers et peut-être aussi de lions.
— Nous aurions fait une si belle chasse ici, l’automne prochain.
5
L es pages qui précèdent ont été les dernières dédiées à Sa Majesté avant l’incendie d’Athènes.
L’armée de Sa Majesté se trouvait à ce moment-là, deux heures avant le coucher du soleil et six semaines après la victoire des Thermopyles, rangée devant les murs occidentaux d’Athènes. Une brigade incendiaire de cent vingt mille hommes en formation à double intervalle avançait à travers la cité, incendiant tous les temples et sanctuaires, les édifices publics et magistratures, les maisons, les fabriques, les écoles et les entrepôts.
Le prisonnier Xéon, qui jusqu’alors se rétablissait lentement des blessures subies à la bataille des Murailles de Feu, souffrit d’une rechute. Il était évident que la destruction d’Athènes l’avait profondément affecté. Dans sa fièvre, il s’enquérait sans cesse de ce qui était advenu du temple de Perséphone à Phalère, le sanctuaire où s’était réfugiée sa cousine Diomaque. Personne ne sut l’en informer. Le captif déclina davantage. Le chirurgien royal, convoqué, établit que plusieurs blessures de ses organes thoraciques s’étaient rouvertes et que les hémorragies internes s’aggravaient.
Sa Majesté était alors inaccessible, car Elle se trouvait avec la flotte, dans l’expectative du combat imminent avec la flotte des Hellènes, prévu pour l’aube. Les amiraux de Sa Majesté attendaient impatiemment ce combat, qui éliminerait toute résistance maritime de l’ennemi et laisserait le reste de la Grèce, Sparte et le Péloponnèse, sans recours devant l’assaut final des forces terrestres et
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