Les murailles de feu
« meulent » l’ennemi. « Tuer » et « moissonner » se transcrivent en dorique par le même mot : theros. Les soldats du quatrième au sixième rang sont parfois appelés « moissonneurs », à la fois en raison de la façon dont ils pilonnent leurs ennemis avec leur « pique-lézard » et dont ils les fauchent de leur épée courte, dite aussi « faucille ». Décapiter un homme se dit « lui couper les cheveux » et trancher une main ou un membre se dit « émonder ».
Alexandros et moi arrivâmes à Rhion par la falaise qui dominait le port, peu après minuit au troisième jour de notre voyage. On distinguait clairement les lumières du port d’Antirhion au-delà du détroit. Les grèves d’embarquement à nos pieds grouillaient déjà d’hommes, de garçons, de femmes et d’enfants, réunis dans une atmosphère de fête pour regarder la flotte. Celle-ci, qui avait été rassemblée à l’avance par les Rhioniens, était composée de galères, de caboteurs, de navires marchands, de bacs et même de bateaux de pêche ; elle devait transporter la flotte de nuit vers l’ouest, hors de vue d’Antirhion, et lui faire traverser le golfe jusqu’à l’endroit où il s’élargissait, à près de quatre mille brasses de là. Sachant que les Antirhioniens étaient de bons marins militaires, Léonidas avait choisi de faire ce passage de nuit.
Nous repérâmes, dans la foule des gens réunis sur la falaise pour brailler leurs au revoir, un garçon de notre âge dont le père, assura-t-il, possédait un bateau de pêche rapide ; il se déclara disposé à nous faire faire la traversée en échange de la poignée de drachmes attiques qu’Alexandros tenait en main ; et il ne poserait pas de questions. Nous coupâmes à travers la mêlée et il nous mena vers une grève à l’écart, qu’on appelait les Fours, derrière un môle obscur. Moins d’une vingtaine de minutes après que le dernier bateau de transport Spartiate fut parti, nous prîmes la mer, suivant la flotte qui voguait à l’ouest vers l’horizon.
J’ai toujours eu peur de la mer, mais encore plus par une nuit sans lune et aux mains d’étrangers. Notre capitaine avait insisté pour embarquer ses deux frères, bien qu’un homme et un garçon eussent suffi à manier aisément cette petite embarcation. J’ai connu de ces caboteurs et de ces manœuvres et je m’en méfie. Les deux frères, s’ils l’étaient vraiment, étaient deux brutes à peine dotées de la parole, avec des barbes si denses qu’elles allaient des yeux à la poitrine comme un pelage animal.
Une heure passa. Le bateau allait trop vite ; le bruit des rames sur l’eau et même le crissement des rames sur les tolets s’entendaient au loin. Par deux fois, Alexandros ordonna au pirate de ralentir son allure, mais l’homme répondit par un rire. Nous étions sous le vent, arguait-il, et personne ne pourrait nous entendre, et, même s’ils nous entendaient, ils nous prendraient pour des gens de leur convoi ou des badauds embarqués pour suivre l’action.
Évidemment, dès que les lumières de Rhion se furent englouties dans la masse noire de la côte, un voilier Spartiate émergea des ténèbres et manœuvra pour nous intercepter. Des ordres retentirent en dorique pour que le bateau de pêche se rangeât près de lui. Soudain, notre capitaine demanda l’argent.
— Quand nous toucherons terre, comme convenu, objecta Alexandros.
Les barbus se saisirent de leurs avirons comme d’armes.
— Le voilier approche, les garçons. Vous voulez être attrapés ?
— Ne lui donne rien, Alexandros, soufflai-je.
Mais il voyait bien que nous n’en menions pas large.
— Bien sûr, capitaine. Comme vous le désirez.
Le pirate accepta son argent d’un air réjoui, comme le nocher Charon du bateau des Enfers.
— Maintenant, les gars, prenez un cordage et restez sous la proue pendant que je fais causette avec ces imbéciles.
Les barbus se levèrent.
— Dès que nous nous serons débarrassés de ces gêneurs, nous vous remonterons à bord et vous en serez quittes pour la peur.
Nous plongeâmes et le voilier arriva. Nous entendîmes le couteau qui coupait la corde ; elle nous resta dans les mains.
— Bon voyage, les gars !
En un instant, la rame de goupille avait lancé le bateau de l’avant ; les deux brutes n’étaient donc pas si bêtes. En quelques coups d’aviron, le bateau fila comme une pierre lancée par une fronde. Nous étions
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